11 septembre 2024
Le présent article, issu d’une communication proposée dans le cadre d’un séminaire consacré à l’influence et à la manipulation à l’ère des réseaux informatiques et de l’intelligence artificielle, est le fruit d’une réflexion classique sur l’état de l’intelligence humaine dans la société occidentale contemporaine, et affirme que le principal danger de l’intelligence artificielle réside dans l’illusion, très répandue, que les institutions démocratiques fonctionneraient selon les règles de l’État de droit. Il illustre cette thèse en communiquant le résultat provisoire – et alarmant – de quelques attaques adversariales menées à titre expérimental par son auteur auprès d’institutions suisses et genevoises qui, un jour, seront appelées à réguler l’intelligence artificielle dans le domaine de la justice, de la science et des médias.
1. Introduction : genèse d’une inquiétude contemporaine
Nous ne sommes pas les premiers dans l'histoire à ressentir le besoin d'un temps d'arrêt pour évaluer l’impact d’idées ou techniques nouvelles sur la vie et la société des hommes, pour tenter de jauger dans quelle mesure, ou dans quel sens, une nouveauté serait synonyme de progrès. On relève en effet les traces de cette inquiétude dans les textes fondateurs les plus anciens de notre culture. Dès les premiers chapitres de la Genèse, qui nous dépeint un monde que Dieu crée par la parole et où l’homme nomme les choses sous son regard, l’arbre de la connaissance, qui « donnait l’intelligence » (Gn 3, 6), est entouré d’une malédiction. Après la chute (qui est une chute spirituelle), après le déluge (un cataclysme planétaire), Babel (avec sa ville, bien plus proche de notre réalité observable) vient, sous le signe d’une confusion du langage, une fois de plus barrer la route maudite de l’orgueil qui invariablement conduit l’homme vers un horizon où se dresse « la silhouette toujours inachevée de la Tour » (Gadenne, 1993, p. 24).
2. L’homme et le temps
Pensée classique et modernité – deux conceptions du temps
Dès le début de l’époque moderne, la redécouverte de l’Antiquité confronta l’homme à l’énigme des empires disparus, les conquêtes occidentales à celle des divers niveaux de civilisation, et c’est naturellement que se posa la question de savoir qui, des anciens ou des modernes, disposait des connaissances les plus étendues. Dans la querelle des anciens et des modernes qui découla de ces questionnements (avec cette image des nains juchés sur les épaules de géants), se distinguent les noms de William Temple (1628-1699) et de Jonathan Swift (1667-1745), dont on gagnera à lire l’Essay on Ancient & Modern Learning pour le premier, et le Tale Of A Tub – The Battle of the Books And A Discourse Concerning the Mechanical Operations of the Spirit pour le second. Dans The Battle of the Books, Jonathan Swift développe sa fable des abeilles et des araignées, reprise notamment par Marc Fumaroli dans un très bel essai (Fumaroli, 2001) et plus discrètement dans l’analyse qu’il livre du portrait du doge Leonardo Loredan par Bellini dans L’État culturel (Fumaroli, 1992, p. 376), et dont nous pourrions nous aussi faire notre miel.
L’abeille classique et l’araignée moderne connaissent toutes deux leur géométrie. L’une façonne les alvéoles dans lesquelles sera conservé le miel, l’autre tisse sa toile comme un réseau dans lequel elle piègera ses proies. L’une parcourt le monde, dans le cadre d’une œuvre collective, communique avec ses congénères et participe sans y penser à la fécondation des fleurs ; l’autre se terre, en embuscade dans un coin, pour y attendre sa proie. Si l’une meurt après avoir piqué, l’autre est faite pour tuer…
Dans la querelle des anciens et des modernes, la notion d’« anciens » visait initialement les penseurs du monde antique (dans une dimension synchronique), mais elle a rapidement évolué pour s’appliquer aux contemporains qui pensaient d’une façon perçue (et décriée) comme non moderne. Il serait sans doute plus juste de parler, aujourd’hui, d’une querelle entre classiques et modernes. En effet, le courant classique de la pensée se distingue du courant moderne par sa conception du temps et de l’histoire. La pensée classique habite et revisite en permanence l’intégralité du temps historique, ce que le courant moderne ne fait pas, puisqu’au contraire il répudie le passé, persuadé qu’il semble d’avoir atteint des rivages où plus rien ne saurait le rattraper. Le temps des classiques est celui dont parlent, notamment, Jacques Thuillier dans sa Théorie générale de l’histoire de l’art (« [Le temps discontinu et ouvert] invite l’artiste, non pas à se vouloir un maillon dans une chaîne, mais à se mesurer à tout l’héritage, car chaque point du temps est également susceptible d’être neuf et créateur. » (Thuillier, 2003, p. 121)), Ernst Jünger dans Der Waldgang (« La mythologie ne relève pas de l’histoire ancienne, mais d’une réalité intemporelle qui se répète dans l’histoire. », (Jünger, 1951, p. 39)), John Henry Newman dans ses Sermons sur l’Antichrist (Newman, 1995), Theodor Haecker dans Le Chrétien et l’histoire (Haecker, 1949) et dans Virgile, père de l’Occident (Haecker, 2007), ou encore Reinhardt Koselleck dans Le Futur passé (Koselleck, 2013). De leur côté, les modernes auront plus facilement tendance à voir dans l’histoire un mouvement mécanique de progrès inéluctable dont ils seraient le glorieux aboutissement.
La conception moderne de la nouveauté : l’exception permanente
La conception que les modernes ont du temps et de l’histoire influence évidemment le jugement qu’ils portent sur des événements nouveaux. On peut y déceler une sorte d’obsession pour la disruption, une certaine facilité à voir, dans des évolutions pourtant prévisibles ou qui se laissent expliquer par des raisonnements classiques, des raisons de ne pas appliquer les règles usuelles ; c’est, pour le dire simplement, leur absence de mémoire qui explique cela. En effet, tout paraît nouveau à celui qui n’a pas de mémoire, tout se résume pour lui au « proche passé » qui, selon l’historien Marc Bloch, est le seul arrière-pays intellectuel de « l’homme moyen » (Bloch, 1990, p. 162). L’horizon des institutions juridiques est, sur ce point, assez instructif, en ce que, justement, il représente en Europe une tradition, ininterrompue durant plus de deux millénaires, d’étude et réflexion juridique. Très peu (et peut-être même aucun) des problèmes juridiques actuels se traitent avec des outils juridiques qui auraient été inconcevables ou qui n’existaient pas déjà dans l’Antiquité.
Cette vision classique des choses se heurte de plus en plus fréquemment à la tendance moderne de proclamer l’état d’exception, d’imaginer une disruption, d’afficher le « this time is different » des économistes face à l’accumulation des signes bien connus de la crise, de se prosterner devant la nouveauté qui oblitérerait toute expérience préalable et rendrait inopérant tout principe connu à ce jour. L’abandon des principes, et de l’idée d’une cohérence nécessaire de l’ensemble de l’architecture juridique ouvre, en fait, le règne de l’arbitraire. On a pu le voir avec ces plateformes de services qui étaient censées donner à des agents peu qualifiés un statut d’indépendants, qui ont été rattrapées par la réalité et ont dû rentrer dans le rang (les critères usuels, et bien connus, ayant suffi à requalifier juridiquement leur situation). Après un effet de mode (alimenté par l’envie de proclamer la disruption, et aussi plus prosaïquement celle d’être à la page, avec son cortège d’ignorances et de complaisances politiques), on se rend compte que le modèle n’est finalement pas si nouveau que cela, et qu’il sert surtout à éluder des règles que la société (par le bras armé de l’État) a voulues impératives.
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, il apparaît que des réflexions se tiennent (Comtesse, 2021) pour envisager l’octroi à des systèmes d’intelligence artificielle d’une personnalité juridique (c’est-à-dire la capacité à être titulaire de droits et d’obligations). Ce n’est pourtant pas la première fois que l’homme tente de maîtriser un élément qui pourrait lui échapper. Or, ni le feu (dont Prométhée a donné à l’homme la très imparfaite maîtrise), ni la machine à vapeur, ni les véhicules automobiles ou les avions, ni les centrales nucléaires, ni les préparations issues de laboratoires de haute sécurité n’ont encore obtenu de personnalité juridique. Ces forces, naturelles ou artificielles, mises en œuvre par l’homme sont soumises à des régimes de responsabilité qui reflètent la complexité, la réalité économique et sociale, et les risques du domaine dans lequel elles sont exploitées. Envisager une personnalité juridique pour les machines, c’est donc aussi, et peut-être même d’abord, afficher une certaine vision de l’homme. Et si la pensée moderne se distingue de la pensée classique par sa conception du temps et de l’histoire, elle s’en détache inévitablement aussi par sa vision de l’homme, qui est d’ailleurs intimement liée à la conception du temps, l’homme étant la seule créature qui ait une histoire (Haecker, 1949), et le rapport au temps étant dès lors constitutif de son identité. Ainsi que le note, avec une remarquable acuité, Ernst Jünger dans son Waldgang, le vertige du néant confronte toujours l’homme à la question de sa propre identité : « Il s’agit de la vieille énigme que le sphinx pose à Œdipe. L’homme se fait questionner sur lui-même – connaît-il le nom de l’étrange créature qui se déplace dans le temps ? Il sera englouti ou couronné, selon la réponse qu’il donnera. » (Jünger, 1951, p. 60).
La conception moderne de l’homme : l’homme diminué
Ainsi, notre façon d’envisager l’intelligence artificielle sera évidemment affectée par notre vision de l’homme, sondée par le sphinx, le mystère de la nouveauté, au bord de ce qui pourrait être un nouvel abîme. C’est la principale conclusion à laquelle m’a conduit un livre récent dont je recommande la lecture, Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme, de Daniel Andler (Andler, 2023). Il semble en effet que les échecs partiels et successifs de l’intelligence artificielle, dans sa tentative d’égaler ou de surpasser l’intelligence humaine, soient surtout causés par la vision très caricaturale que l’on a, au départ, de l’être humain. À chaque échec, on semble devoir ajouter au modèle une nouvelle couche d’illusion, dans un manifeste pas de deux avec les neurosciences, qui redécouvrent en parallèle ce que la modernité a voulu retrancher à l’homme, et qui relevait d’une sorte d’évidence diffuse avant l’époque moderne.
L’époque moderne avait (dans le sillon du darwinisme) fait de l’homme un animal ordinaire, ouvrant la voie au racisme scientifique de la modernité occidentale. Elle a depuis poussé plus loin la dérive, jusqu’à considérer l’homme comme une machine ordinaire. La modernité a sciemment évacué comme relevant de la superstition toute dimension spirituelle de l’homme, comme si tout ce qui ne peut se réduire à un mécanisme reproductible échappait d’emblée au domaine de la connaissance. La modernité peut sous cet angle se lire comme une entreprise de déshumanisation de l’homme (ainsi que nous le verrons dans le prochain chapitre). En réponse à cette entreprise, nous constatons qu’aujourd’hui les neurosciences s’intéressent au rôle des émotions, et des organes de l’être humain (autres que le cerveau) dans la naissance et la formation de ses idées et de ses décisions. On lira par exemple, sur ce sujet, Spinoza avait raison, ou L’Erreur de Descartes, d’Antonio Damasio (Damasio, 2004 et Damasio, 2010), et Du percept à la décision, édité par Slim Masmoudi et Abdelmajid Naceur (Masmoudi & Naceur, 2010)). Il semble ainsi que la pensée classique, moins cloisonnée, avait eu de très belles intuitions, que la science récente vient remettre à son programme (on peut penser à Paracelse, à Hildegarde de Bingen, ou à « l’oreille du cœur » de la règle de Saint Benoît), et ce n’est finalement pas sans raison qu’Ernst Jünger pouvait écrire, dans son Waldgang que « les formules que la science humaine découvre au fil du temps conduisent toujours à des choses connues depuis longtemps » (Jünger, 1951, p. 52) ou que « l’individu a encore ses organes, dans lesquels vit plus de sagesse que dans toute l’organisation » (Jünger, 1951, pp. 40 s.) que forment les gouvernements et leurs théoriciens.
De l’homme diminué à l’homme augmenté ?
On se doute ici que les nains ont vraisemblablement décidé, à un moment ou un autre, de descendre des épaules des géants. Et c’est un être humain fortement diminué qu’ils semblent vouloir prendre comme modèle, comme benchmark de l’intelligence artificielle, dans le seul but, pourrait-il sembler, de prétendre ensuite l’avoir augmenté. Cette pensée est d’autant plus inquiétante que l’intelligence artificielle, comme projet scientifique, comporte une dimension prométhéenne (Andler, 2023, pp. 24 ss) qu’elle ne semble jamais abandonner que provisoirement. Elle cherche, ultimement, à questionner l’origine de l’homme. La dimension spirituelle (évacuée de la science depuis longtemps) s’invite forcément dans le débat, si l’on envisage que les progrès de l’intelligence artificielle soient, un jour, perçus comme permettant à l’homme de tenir pour certain qu’il n’est rien d’autre que matière, qu’organisation d’atomes.
3. Propositions discutées
Pour tirer, des quelques rappels qui précèdent, des propositions qui puissent être formulées en vue d’être discutées, j’affirme :
d’une part, que le premier véritable danger de l’intelligence artificielle découle d’une double illusion : celle des gens qui ne sont pas du domaine (sur la nature de l’intelligence artificielle) et celle des gens du domaine (sur l’état des sciences humaines et des institutions humaines), et,
d’autre part, que l’irruption de l’intelligence artificielle nous offre (en cette modernité qui s’essouffle) l’opportunité de prendre enfin conscience de la piètre image que la modernité occidentale a façonnée de l’être humain. L’intelligence artificielle fait figure d’épouvantail que l’on brandit pour nous avertir de dangers et risques futurs, alors que ces dangers et risques se sont déjà concrétisés dans notre réalité quotidienne, et que nous ne faisons rien pour nous en préserver ou débarrasser.
4. État des lieux d’une société résolument moderne
Le présent article s’inscrit dans une réflexion sur les risques auxquels l’intelligence artificielle expose la société humaine au sens large (avec, en tête, le fonctionnement de la démocratie), mais aussi les relations humaines dans les groupes sociaux plus restreints (la plupart des principes gouvernant les relations humaines s’appliquant sans égard à la taille ou l’échelle du groupe envisagé). Il s’agira ici de distinguer quelques aspects problématiques, de proposer quelques angles d’observation, d’une réalité naturellement diffuse. Ainsi que le lecteur le comprendra, ces aspects sont liés les uns aux autres, se recoupent partiellement, et se conditionnent mutuellement.
Enseignement et formation : la fabrique de l’homme diminué
On ne peut s’inquiéter de l’intelligence artificielle sans s’arrêter, d’abord, au chevet de l’intelligence humaine. Dans l’histoire humaine, les sociétés que l’on a pu considérer comme des foyers de rayonnement intellectuel se sont toutes distinguées par la qualité et l’exigence de leurs écoles. De manière générale, il semble qu’aucun État occidental ne soit en mesure, aujourd’hui, de s’enorgueillir d’une hausse du niveau de ses écoliers (dans le cursus obligatoire) ou de ses étudiants (y compris dans les hautes écoles) dans la connaissance et la maîtrise de leur langue maternelle. En dépit de tous les moyens pédagogiques mis en œuvre, on s’oriente plutôt vers une simplification de la langue, en particulier de l’orthographe. On constate par ailleurs la banalisation d’erreurs courantes (comme la confusion du futur de l’indicatif et du conditionnel présent) qui révèlent des difficultés de réflexion et de syntaxe bien plus graves, sur le plan de l’intelligence, que ne l’est une faiblesse en orthographe. En principe, l’étude intensive de la logique formelle, qui constitue pourtant la grammaire de la pensée, les gammes de l’intelligence, a disparu du cursus qui, pendant des siècles, avait été imposé à tous les élèves qui se destinaient à des études supérieures. Si l’on veut, à cet égard, se faire une idée du niveau de formation des « intellectuels » à l’époque médiévale que les modernes ont tendance à sous-estimer, on lira Penser au Moyen Âge, d’Alain de Libera (Libera, 1991). L’école a, de façon générale, multiplié le nombre de branches spécialisées alors qu’il faudrait assurer, dans un monde qui change rapidement, l’enseignement de principes généraux, et non prendre le parti inverse, consistant à privilégier très tôt des connaissances supposément plus directement utiles, dans des écoles aussi techniques que possible. Paralysée par l’exigence de laïcité, l’école a renoncé à infuser dans sa transmission du savoir la moindre transcendance, le moindre enseignement sur la finalité de la vie et des connaissances, au-delà d’un horizon pratique.
La transformation du monde en machine
L’être humain risque d’être d’autant plus facilement subjugué et happé par l’intelligence artificielle qu’il vit déjà, et souvent sans s’en rendre compte, dans un monde qui s’est graduellement transformé en machine, où tout est système, procédure (si ce n’est process), interface, habitude machinale (comme celle, signe anxiogène selon Ernst Jünger qui l’écrivait bien avant internet (Jünger, 1951, p. 34), d’écouter plus d’une fois par jour les informations), partage des tâches et perte de la vision d’ensemble (l’automobiliste ne s’intéresse plus aux endroits qu’il traverse, n’a plus de carte routière, et sans visibilité se fait mener par son GPS de carrefour en carrefour), vision tunnel de la taupe (menant au sous-terrain de Fédor Dostoïevski, au Tunnel d’Ernesto Sábato, à la caverne de Platon), obsession machinale des scarabées (qui rampent vers la Métamorphose de Franz Kafka, ayant mérité d’être transformés en ces « petits parasites de l’Histoire » évoqués par Marc Fumaroli (Fumaroli, 1992, p. 376)).
Je souhaite de façon générale éviter d’entraver le lecteur en lui imposant le carcan de petites citations choisies avec soin, et préfère lui indiquer une direction à suivre, où je lui souhaite de faire de fécondes découvertes (qui ne seront pas nécessairement les mêmes que les miennes). Je lui recommande ainsi la lecture de quelques ouvrages de Baptiste Rappin, dont les titres déjà sont évocateurs : Au régal du management (Rappin, 2017), Le management entre civilisation et barbarie, (Rappin, 2017) et Anachronismes – Éléments pour une philosophie de l’intempestivité (Rappin, 2023). Citons ici un seul passage de ce dernier ouvrage (Rappin, 2023, p. 12) : « Le cosmos n’est plus : la révolution industrielle, que l’on pourrait d’une certaine manière définir comme la concrétisation anthropologique de la science moderne, balaya en à peine quelques décennies la civilisation issue de la grande aventure du néolithique. Les paysages, les traditions, le travail, l’habitat, le politique, le langage… rien ne fut épargné par les outrances de la société industrielle dont les promoteurs n’eurent de cesse de remplacer l’antique souci de la proportion par l’obsession de l’efficacité en toutes choses. » On notera au passage l’opposition entre « l’antique souci de la proportion » et « l’obsession de l’efficacité » pour bien comprendre que les classiques ne sont pas des adversaires de la connaissance, ni même du progrès, loin s’en faut, mais qu’ils tiennent pour naturel et veilleront avec soin, à ce que la connaissance s’intègre dans le monde existant, un monde qui, malgré les apparences que peuvent donner les rythmes astronomiques ou celui des saisons, ne se réduira jamais à une grande machine.
Partage des tâches et spécialisation : l’avènement de Homo felix ignorans
L’une des manifestations les plus funestes de la spécialisation de l’être humain, elle-même liée au partage des tâches induit par la mécanisation de la société, tient dans l’habitude que nous avons prise de ne pas comprendre comment fonctionnent les outils de notre quotidien. En cela, Homo sapiens a perdu (sur le plan individuel) l’une des qualités qu’avait encore Homo faber, celle de savoir concevoir et fabriquer ses propres outils. Submergé par la technique, devant la tâche illusoire et même impossible que représenterait la réparation d’un smartphone, l’homme moderne a pris l’habitude de ne plus chercher à comprendre comment fonctionnent même les objets plus simples qui l’entourent. Cette habitude de ne pas comprendre, d’être dépassé, est nouvelle. Cette évolution récente fait même l’objet de recherches académiques qui démontrent que la tendance à ne pas chercher à comprendre, et même à chercher à ne pas savoir, s’étend à de nombreux domaines de l’activité humaine, ce qui ne peut qu’inquiéter toute personne soucieuse de la santé d’une démocratie. Je me limiterai à signaler une bonne lecture sur le sujet : Homo Ignorans : Deliberately Choosing Not to Know, (Hertwig & Engel, 2016) et noterai au passage qu’imaginant l’homme moderne appuyant sur des boutons et ravi de naviguer ainsi d’un contenu gratifiant à un autre, dans une sorte de confiance bienheureuse, le terme de Homo felix ignorans me semblerait plus complet.
Le citoyen dans une société de loisirs et de divertissement
Le citoyen, dont la figure s’est construite sur l’idéal d’un intérêt pour les choses de la cité, et pour celles de l’esprit, se trouve aujourd’hui submergé de loisirs récréatifs par opposition au loisir studieux des classiques (otium). Le citoyen est ainsi soumis à une déferlante de divertissements, qui sont autant d’occasions pour lui de se détourner des questionnements fondamentaux qui devraient animer l’homme, en particulier s’il est appelé à jouer un rôle dans la cité (ce qui est le cas de tout citoyen dans une démocratie). Ce citoyen, ainsi diminué, suit les courants d’idées que d’autres ont sélectionnés pour lui, et laissera se consumer l’abondant temps libre que la spécialisation et le partage des tâches lui assurent dans des activités qui ont peu de chances de le conduire à remplir sa pleine mesure de citoyen.
Un spectre politique libéré (et privé) de la pensée classique
Sur le plan politique, la distinction gauche-droite (qui a longtemps eu un sens, et par habitude sert encore de grille de lecture à l’observateur ou au commentateur paresseux) devient très floue. De ce flou découlent la désorientation et la déstabilisation du système politique (qui est comme sorti de son axe), la canalisation des craintes et des espoirs étant désormais brouillée, ce qui génère dans une part grandissante de la population un sentiment de trahison. Cette évolution a une explication très simple. La pensée classique a progressivement disparu du spectre politique et médiatique, depuis quelques décennies, et l’a aujourd’hui entièrement déserté. Le courant conservateur semble réduit, sans s’en rendre compte, à défendre des idées modernes aussitôt qu’elles sont démodées, tout en croyant lutter contre la modernité. Les conservateurs sont en cela des modernes à retardement. Ainsi croient-ils devoir voler au secours des pères du racisme scientifique (qui étaient des progressistes à leur époque), ou de certaines dérives dans le cinéma des années 70-80 (du pur progressisme de l'époque, aussi). Ils ont le sentiment justifié que le « wokisme » est hypocrite. Mais ils n'ont pas compris que la seule distinction qui compte n'est pas entre conservateurs et progressistes, mais entre classiques et modernes. Les conservateurs se révèlent ainsi comme attachés au temps synchronique, et incapables de lire l’histoire de façon diachronique. Or, dans la pensée moderne, le dernier cri est toujours le plus fort, et c’est pour cela que les conservateurs, en modernes à retardement, en modernes qui s’ignorent, ne peuvent que perdre face aux modernes qui s’assument. On perçoit dès lors chez les conservateurs une énorme frustration, qui est naturellement celle, bien compréhensible, des abeilles prises dans la toile de l’araignée.
La mise à mort du langage
Il faut revenir ici sur le langage, déjà évoqué plus haut (en lien avec la formation et l’enseignement), et lui accorder une attention toute particulière puisqu’il constitue le cœur de ce qui a longtemps été la principale branche de l’intelligence artificielle, l’IA symbolique (à laquelle s’est ensuite opposée, puis greffée, l’approche connexionniste). Le langage humain constitue donc le modèle d’une partie fondamentale de la machine que l’homme s’est mis en tête de construire. Or, ainsi que le dénonce la littérature (singulièrement dans la branche du roman) depuis des décennies, le langage du monde moderne est vicié, et les flots de la société moderne charrient sans cesse de fausses paroles. Pour donner davantage de substance à cette image, on lira quelques ouvrages de Juan Asensio, en particulier Le temps des livres est passé (Asensio, 2019), La Critique meurt jeune (Asensio, 2006) et La Littérature à contre-nuit (Asensio, 2007). Cette mise à mort du langage s’inscrit dans un courant plus large de destruction des symboles, qui est lié d’une part à la nature même de la pensée moderne (nous verrons plus loin jusqu’où elle est allée), et d’autre part à l’anéantissement intellectuel qu’a provoqué dans le monde occidental le cataclysme des deux premières Guerres mondiales. Le grand philosophe du langage George Steiner exprime bien, dans des ouvrages comme Après Babel (Steiner, 2020), Le Silence des livres (Steiner, 2006) ou Langage et Silence (Steiner, 2014), à quel point le langage et la pensée discursive se sont disqualifiés par leur incapacité à empêcher l’indicible dont le XXè siècle fut le témoin, disqualification qui semble avoir porté le coup de grâce à des modèles intellectuels déjà fortement minés par le relativisme. Le langage était mort. Mais la modernité n’avait pas encore poussé son dernier cri.
La mise au rebut du concept de vérité
La mort du langage, et la destruction des symboles, conduisirent assez naturellement, et même très logiquement, à l’obsolescence du concept de vérité, qui avait jusque-là bien résisté (au sein de la société) aux attaques du relativisme – en effet, l’idée que quelque chose soit « vrai » avait conservé un lien avec la réalité objective. Or, dans le sillage de certaines théories du langage (en particulier celle du performatif, selon laquelle le langage crée la chose signifiée (les énoncés « je te baptise », « je vous inculpe » créent l’état de baptisé et d’inculpé, dans les cadres institutionnels où ils sont prononcés)), des philosophes comme Jacques Derrida ou Michel Foucault, du courant de la déconstruction (encore que toutes les apparentes oppositions des courants de cette époque semblent aujourd’hui factices), se mirent à prétendre que l’homme pouvait changer le monde par la parole, le langage étant un simple instrument de puissance et de domination. Ces théories, dont aucun pays ne souhaite aujourd’hui reconnaître la paternité (puisque les Américains parlent de French theory alors que les Européens pensent qu’elles viennent des États-Unis), ont été introduites ou plutôt inoculées aux États-Unis comme « la peste » (selon le mot de René Girard, cité par Haven, 2018, p. 124, en français dans le texte) lors d’une conférence qui s’est tenue à Baltimore en 1966. Cet événement, qui a représenté un tremblement de terre dans le domaine des sciences humaines, continue d’influencer notre monde, dans lequel chacun (y compris parfois avec des subventions, si ce n’est au cœur même des universités) est désormais légitimé à proclamer « sa » vérité.
Appréciation générale – « Whose Justice ? Which Rationality ? »
Les quelques aspects de notre réalité contemporaine mis en évidence ci-dessus permettent de se faire une idée de notre aptitude, individuelle et collective, à accueillir les outils de calcul, extrêmement puissants, que l’intelligence artificielle met déjà à notre disposition, et qui sont appelés à se perfectionner au fil du temps. Les questions éthiques n’ont pas échappé aux scientifiques qui s’interrogent sur les risques de l’intelligence artificielle, et un consensus existe depuis longtemps sur l’idée, par exemple, que les robots ou les systèmes d’intelligence artificielle devraient respecter le principe d’innocuité (« Do No Harm »), ou sur l’idée que les informations devraient être soumises à des procédures de fact checking. Soit. Mais dans un monde où les mots n’ont plus aucun sens, et où le concept de vérité ne s’applique déjà plus à des pans entiers de la réalité sociale (y compris dans les institutions du savoir que sont les universités), il faut bien admettre que ces idées ne seront d’aucun secours pour les valeurs qu’elles prétendent vouloir protéger. « Whose Justice ? Which Rationality ? », se demandait déjà Alasdair MacIntyre à la fin des années 1980 (MacIntyre, 1988). La seule bonne nouvelle réside peut-être dans le fait que « la dévastation a déjà eu lieu, et c’est par conséquent en écho à sa tonalité que le philosophe doit produire son effort de pensée, c’est à son aune qu’il doit prendre la mesure de l’époque, c’est en l’éprouvant dans sa chair et dans son esprit qu’il peut espérer, avec humilité et modestie, en discerner le principe. » (Rappin, Anachronismes, p. 12). Nous avons quoi qu’il en soit toutes les raisons de nous inquiéter de l’impact que l’intelligence artificielle aura nécessairement sur la société humaine, en particulier dans le domaine de la manipulation de l’information et de la prise d’influence sur l’opinion populaire dans les démocraties. Préparons-nous donc, afin que le moment venu, nous puissions dire avec autant de détermination que de sérénité : « Nous savions que nous allions cette fois vivre une bataille comme le monde n’en avait jamais vu. » (Jünger, 2018, p. 94)
5. Sous les orages d’IA avec Ernst Jünger
Pourquoi Ernst Jünger ?
La pensée classique est ainsi faite que tout penseur classique, mort ou vivant, saurait nous apporter un éclairage utile sur n’importe quelle question actuelle, et même prospective, comme l’est celle des risques de manipulation que l’intelligence artificielle fait courir à notre société. Ainsi que nous avons déjà pu le constater plus haut, Ernst Jünger est un penseur classique qui ne fait pas qu’appliquer, mais qui a on ne peut plus expressément identifié et désigné (par sa lecture de la scène d’Œdipe avec le sphinx), les conceptions du temps et de l’homme qu’il nous est essentiel de garder à l’esprit si nous voulons veiller sans concession aux intérêts de l’homme, face à une vision moderne qui a tendance et semble même chercher à le diminuer. Parmi ses mérites, notons encore qu’il a formalisé (notamment dans son Waldgang (Jünger, 1951)) une philosophie de lutte contre la peur (notamment la peur sociale qu’éprouve le citoyen dans un système qui ne lui laisse que de faux choix), et une philosophie de mobilisation intérieure (animée par la conscience classique de la dignité incréée de l’homme). Plus simplement, Ernst Jünger a perçu et décrit, comme aucun autre combattant, les battements du cœur humain dans sa lutte inégale contre les machines. Blessé quatorze fois au cours d’une Première Guerre mondiale vécue en première ligne, mort à 103 ans, il semble être un compagnon de choix pour quiconque envisage de se retrouver un jour sous les orages d’IA.
Orages d’acier et autres textes
Les Orages d’acier (un texte qu’il faut lire impérativement – davantage en raison de la situation géopolitique actuelle que de notre réflexion sur l’intelligence artificielle) mettent en lumière un certain nombre d’éléments que l’être humain serait bien inspiré de garder à l’esprit lorsqu’il envisage les problèmes et les risques liés à l’intelligence artificielle, en particulier dans le contexte très défavorable décrit au chapitre 4 ci-dessus.
Ernst Jünger a choisi d’être fantassin (un être humain à pied dans la bataille), et de le rester durant toute la guerre. La Première Guerre mondiale fut la première au cours de laquelle toutes les doctrines d’engagement de l’infanterie devinrent obsolètes, tant l’artillerie, les mitrailleuses, les chars et les avions occupaient de place dans ce qu’Ernst Jünger appela « la bataille de matériel ». L’image de l’être humain face à la machine rappelle celle des enfants de Chronos face aux Titans, Ulysse et ses compagnons face au Cyclope, Thésée face au Minotaure, Persée face à la Méduse, le chevalier face au dragon, l’homme seul face à une colonne de chars. Cette image n’a pas fini de nous parler. Elle nous indique que l’homme a toujours été appelé à lutter contre des forces qui pouvaient le dépasser, et nous rappelle que le courage a de tout temps joué dans l’histoire (qui est le terrain de l’homme – les machines n’ont pas d’histoire, pas de vie, pas de mort, pas de problèmes, pas de peur, et pas de courage non plus) un rôle de premier plan, dans lequel se distingue parfois la figure d’un héros, d’un martyr ou d’un saint.
Particulièrement à l’aise dans l’extrême danger que court le fantassin en première ligne dans la « bataille de matériel », Ernst Jünger souligne à plus d’une reprise que le succès d’une opération dépend souvent d’un « petit groupe d’hommes » (Jünger, 2018, p. 179) bien plus que de la masse des combattants. Il développera, après la guerre, la nouvelle doctrine d’engagement de l’infanterie allemande, qu’il avait commencé à élaborer au combat, et se concentrera particulièrement sur l’action des commandos.
En dépit de son extraordinaire lucidité, d’ailleurs souvent décrite ou décriée comme « clinique », face à l’horreur de la guerre, Ernst Jünger semble avoir généralement conservé dans le quotidien du combat le goût de la Gemütlichkeit (une recherche de confort et de convivialité) et la capacité d’apprécier les bons moments qui pouvaient se présenter. C’est là une qualité, et même une vertu (appelée eutrapélie), que ne devrait pas négliger l’être humain qui se voit ou se croit confronté à une tâche difficile.
Sa lucidité sur les actions du combat ne l’empêche pas, toutefois, de rester aveugle ou muet en tout cas au sujet de l’absurdité de cette Première Guerre mondiale elle-même. Le lecteur du XXIè siècle, vivant dans un monde sacrifiant à une autre idole que l’idole nationaliste (Baeriswyl, 2019), voudrait tant qu’Ernst Jünger remette en question son engagement lui-même au service de la guerre, ce qu’il ne fait jamais. L’auteur constate seulement, méditant sur la mort d’un jeune Anglais qu’il vient de tuer : « L’État, qui nous décharge de notre responsabilité, ne peut nous libérer de la tristesse ; c’est nous qui devons endurer son poids. On la sent descendre jusque dans les profondeurs de nos rêves. » (Jünger, 2018, p. 248). « Nul n’échappe à son époque. » (Baeriswyl, 2019, p. 16). Que cela ne soit pas lu comme un reproche adressé à Ernst Jünger, mais comme un avertissement pour nous qui le lisons. Alors Ernst Jünger aura, dans le mouvement classique de la catabase et de l’anabase, ramené d’un enfer (qui aurait existé sans lui) un récit destiné à éclairer notre esprit, à élever la hauteur de nos vues.
Nombre des thèmes classiques qui fourmillent sous la surface des Orages d’acier se retrouvent, pour de plus amples développements, dans les ouvrages subséquents d’Ernst Jünger, dont la lecture ne peut qu’être recommandée à toute personne souhaitant tirer de la réflexion les règles de l’action. Ainsi, Der Waldgang (Jünger, 1951) contient de très belles pages sur la peur, la surveillance de masse, la manipulation des systèmes démocratiques, et la liberté de l’individu. Un cœur aventureux (Jünger, 2021) voit poindre quelques explications sur la notion de « stéréoscopie » (Jünger, 2021, p 24) qu’Ernst Jünger utilise pour décrire sa façon de penser (en conservant la vision d’ensemble). Les Abeilles de verre (Jünger, 2023) illustrent ses craintes d’une société de machines et de surveillance. Sur les Falaises de marbre, (Jünger, 2017) roman publié en 1939, se lit en général comme un récit symbolique ou une fable sur les thèmes de la dictature et de la résistance.
6. Orages d’IA
Présent et prospective
On peut douter de la capacité de l’homme à créer une intelligence artificielle réellement indépendante, douée d’une autonomie comparable à une sorte de vie artificielle, dotée d’une sorte de conscience, le surhomme parfait créé par un dieu de fabrication humaine, qui lancerait une surhumanité parallèle à celle qui existe ; mais il n’est pas impossible que cela se produise, ou à tout le moins que l’être humain puisse un jour avoir l’illusion que cela s’est produit (ce qui, à certains égards, reviendrait au même).
Il est en revanche certain que dans peu de temps, l'homme aura conçu et fabriqué deux types d’outils. D’une part, sur le plan de l’homme augmenté, des outils de plus en plus perfectionnés qui s’intégreront à l’organisme humain pour en améliorer les capacités naturelles. Ce genre d’outils existe déjà et ne présente pas d’intérêt dans le cadre du présent article, si ce n’est dans la mesure où leur usage pourrait tendre à devenir obligatoire. D’autre part, sur le plan des systèmes connectés, des outils capables d’accéder à toutes les données connectées (crédit social, données biologiques tels que les facteurs génétiques dont dépend la compatibilité de donneur d’organes, géolocalisation), de les mettre en réseau, et de les croiser pour livrer à des utilisateurs (privés ou institutionnels) des solutions aux problèmes les plus divers que ces nouveaux outils nous auront permis d’identifier. De tels outils, qui enthousiasmeront les modernes, pourront être manipulés, par des moyens licites et illicites.
Mais avant, c’est-à-dire maintenant, et sans que ne soit nécessaire l’élaboration d’outils qui n’existeraient pas encore, il est possible d’envisager comment l’intelligence artificielle pourrait dès aujourd’hui permettre d’influencer et de manipuler l’opinion d’une société démocratique (ou non démocratique, d’ailleurs, puisque – il pourrait valoir la peine de le rappeler – aucun régime politique ne prétend s’affranchir de l’opinion ou des intérêts du peuple).
Formation des opinions, intégrité de l’information et pondération de la crédibilité des sources
Le bon fonctionnement de la démocratie présuppose des citoyens attentifs aux enjeux de leur époque, et capables de s’informer aux sources qu’ils jugent les plus crédibles. Idéalement, chaque citoyen devrait être à même de déterminer, seul, quelles sont les sources qu’il juge crédibles, et pourquoi il les juge crédibles. C’est ce que présuppose l’idée, que l’on a en principe, de l’égalité des citoyens, où chacun dispose d’une voix qu’il exprime dans un scrutin, sans être sous l’influence d’un tiers. Or, contrairement à ce que laisse entendre le principe d’égalité (qui est à la base uniquement un principe juridique applicable à la façon dont l’État doit traiter les citoyens), les hommes ne sont pas intrinsèquement égaux. En effet, tous les tennismen n’ont pas gagné le même nombre de titres en Grand Chelem, et tous les influenceurs n’ont pas le même nombre de followers. Certaines personnes exercent manifestement sur leurs semblables une influence que d’autres n’ont pas, pour des raisons naturelles, liées à leurs connaissances, à la confiance qu’elles inspirent, ou à d’autres qualités humaines. Le jeu politique consiste, d’ailleurs, à influencer les citoyens. Il s’agit de les conduire à exercer leur vote d’une certaine façon. Dans une démocratie idéale (qui n’existe pas, ni ne peut exister), toutes les tentatives d’influencer le citoyen seraient mues par une recherche désintéressée d’équilibre et de justice, et chaque citoyen, lui aussi, n’aurait d’autre intérêt en tête que celui de l’ensemble de ses concitoyens. Or, le jeu politique est un jeu de pouvoir, d’intérêts, d’influence et forcément aussi de manipulation.
Si je souligne que les hommes ne sont pas égaux, c’est pour mettre en évidence que dans tout système politique, la capacité d’influencer les autres se concentre autour de foyers d’influence dont le nombre, la nature, ou la force dépendront des structures sociales et culturelles. À une époque relativement récente, il était ainsi perçu comme normal, dans une petite ville de Suisse romande, que les ouvriers d’une usine appartenant à un notable local votent comme leur patron (ou pour lui) – on partait de l’idée que celui-ci comprenait mieux que les autres certains sujets compliqués, et qu’il valait mieux que ses affaires se développent si l’on voulait garder son travail.
Ces foyers d’influence (dont on peut approuver ou non le principe) me semblent exister par une sorte de nécessité naturelle, dont il faut chercher les causes, à mon avis, dans la structure même du réel, telle que la révèlent des domaines mathématiques assez récents, comme la géométrie fractale ou la théorie des systèmes dynamiques (avec, notamment, la notion d’attracteur étrange), auxquelles on pourrait sans doute aussi greffer quelques idées tirées des thèses que René Girard consacre au mimétisme de l’être humain. Il est assez certain à mon sens que ces outils mathématiques et anthropologiques doivent pouvoir être utilisés pour organiser des réseaux d’influence capables de manipuler une population à grande échelle. L’intelligence artificielle est déjà utilisée pour baliser les accès à l’information et organiser les flux d’informations. Le fameux « temps d’attention » du citoyen ou du consommateur est convoité dans les recoins de tous les médias et de tous les réseaux. Avoir l’attention de quelqu’un, c’est avoir l’opportunité de l’informer, de l’influencer, et aussi de le manipuler.
C’est dans ce contexte que se pose évidemment la question de la libre formation des opinions dans une démocratie, qui se traduit aujourd’hui par la vogue des outils de fact checking. Mais que le fact checking peut-il signifier sous l’empire de la notion moderne de vérité, et comment garantir qu’il ne soit pas lui-même contaminé par les présupposés idéologiques de celui qui le met en œuvre ? Au-delà de tels contrôles a posteriori, il est prévisible (et même inévitable) que les États (et d’autres acteurs), face à la multiplication des sources, mettent en place des procédures abstraites de pondération de la crédibilité des sources. Certaines informations bénéficieront ainsi de conditions de circulation facilitées. Mais qui en décidera, et sur la base de quels critères ? C’est là que revient cette question – vertigineuse, à vrai dire – et qui ne trouvera pas de sitôt une réponse satisfaisante : « Whose Justice ? Which Rationality ? ».
Dans l’impasse moderne : les abeilles parlent aux araignées
Le présent article – le lecteur l’aura deviné – vise à accomplir ce qu’il énonce, en proposant dans un langage d’abeille un message destiné à des lecteurs contemporains plus habitués au langage des araignées. Ce message tient en deux phrases. Seule la pensée classique pourra nous venir en aide. Sans prise de conscience de la situation dramatique dans laquelle la modernité nous a déjà placés, aucun outil (technique, juridique, ou éthique) ne nous sera du moindre secours. Si l’araignée, confiante en l’état de la modernité, souhaite gagner une idée du peu de fiabilité de nos institutions, elle pourrait s’intéresser aux attaques adversariales de ROMVLVS.
ROMVLVS – Attaques adversariales
ROMVLVS est le sigle sous lequel il m’a récemment semblé adéquat de désigner un ensemble de réflexions et de démarches que j’ai menées longtemps sans véritable but. Parti de réflexions dans le domaine de l’anthropologie de la violence (publiées dans Le Pacte des Idoles et L’Amnésie de l’ogre), j’ai étendu mon champ d’investigation au fonctionnement de l’État de droit (avec une série d’essais en projet, sous le titre provisoire de Lobbyisme, clientélisme et activisme : La Fin de l’État de droit). En parallèle, constatant de graves anomalies dans des domaines qui me tiennent à cœur en ma qualité de citoyen, percevant l’approche d’un conflit civilisationnel majeur, il m’a semblé prudent de réfléchir aux valeurs sur lesquelles fonder une nouvelle cité classique après la chute de Babel. Quand Romulus a fondé Rome, il a tracé autour de la Ville un sillon dont il n'a permis le franchissement à personne. J'ignore si nous pouvons encore sauver nos institutions (qui sont dans un état de délabrement qui dépasse l'entendement), si nous serons entraînés dans une guerre pour tenter de sauver les dernières illusions modernes que nous laisse une génération d'hommes moyens. Quoi qu'il en soit, la seule cité pour laquelle il me semble juste de se battre, et qu'il nous faut d'abord construire, est celle dont les frontières sont formées par le respect du Verbe (langage, parole, logos), de la Loi (notamment, ce fameux "État de droit" dont nous nous gargarisons si volontiers), de la Vie, et du Savoir. D’où ROMVLVS (pour ROM – Verbum, Lex, Vita, Scientia).
J’ai occasionnellement contacté dans le cadre de mes réflexions des autorités auxquelles j’entendais demander des comptes, ou dont je souhaitais attirer l’attention sur de vraisemblables dysfonctionnements dans leur périmètre de surveillance, en me basant sur mes réflexions théoriques dans les domaines de l’anthropologie de la violence et de l’État de droit. M’étant depuis familiarisé avec les réseaux informatiques et les systèmes d’intelligence artificielle, je me rends compte que ces démarches, conçues comme des actes citoyens, revêtent aussi les caractéristiques que l’on reconnaît aux attaques adversariales destinées à déceler les failles d’un système de traitement d’information. Puisque l’un des enjeux de l’intelligence artificielle sera d’en maîtriser les dérives, tâche que l’on confiera très vraisemblablement à des entités ou autorités qui sont déjà, actuellement, en charge de garantir le respect de certaines règles essentielles à la protection de l’État de droit, il me semble utile d’alimenter la réflexion théorique en communiquant ici une partie des résultats de mes expériences pratiques.
Ainsi, je suis en mesure d’indiquer que les institutions suivantes, sur lesquelles notre société compte pour garantir le respect des règles de l’État de droit dans des domaines comme la justice, la science ou les médias, ont échoué ou sont en passe d’échouer face aux attaques adversariales qui les visaient. En effet, le Conseil supérieur de la magistrature de la République et Canton de Genève refuse (contre l’avis du Préposé cantonal à la transparence et contre le texte clair de la loi) que lui soit appliqué le principe de transparence auquel sont soumises toutes les autorités du Canton de Genève ; le Conseil Suisse de la Presse, saisi d’une plainte dans un cas manifeste de désinformation de la part d’un grand quotidien romand (sur une question aux enjeux politiquement très actuels), a choisi de la classer sans le moindre argument sérieux ; le séminaire d’histoire de l’Université de Zurich, mandaté dans le cadre d’une grande enquête historique, a selon toute vraisemblance écarté du champ de ses investigations un rapport officiel historique dont l’existence met à mal les conclusions de son enquête. Voilà, donc, où nous en sommes.
Le résultat – prévisible – de ces attaques adversariales n’est pas dû aux personnes qui siègent dans les entités ou autorités visées. Le problème, bien plus grave, est lié à l’état d’esprit de notre époque résolument moderne, qui semble trouver chaque jour de nouveaux prétextes pour ne pas appliquer les principes qu’elle prétend défendre. En toute hypothèse, il semble totalement illusoire d’attendre de telles entités ou autorités qu’elles jouent le rôle que les spécialistes de l’intelligence artificielle envisagent de leur confier pour que soit garantie l’intégrité des processus décisionnels dans une société plus que jamais assujettie aux flots de l’information. Je ne peux que le répéter : « La dévastation a déjà eu lieu » (Rappin, Anachronismes, p. 12). Il n’y a hélas, dans cette constatation lapidaire, pas une once d’exagération.
7. Conclusion – « Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre ! »
C’est sur ce vers de Paul Valéry que je souhaite conclure le présent article. Il exprime l’arrivée d’une tempête dont il est encore temps de prendre conscience, et l’exigence ou le souci que la vie finisse par prévaloir. Dans le combat qui s’offre à lui et qu’il a déserté depuis trop longtemps, l’homme classique – celui qui n’est ni diminué, ni augmenté – n’aura désormais d’autre choix s’il veut vivre que d’apprendre à vendre un peu plus chèrement sa peau.
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