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L'amnésie de l'ogre et le clin d'oeil de Paul VI

Dernière mise à jour : 7 avr. 2020

5 avril 2020

Cet article propose, dans le sillage de l’affaire dite "Matzneff", quelques réflexions sur la sagesse des experts, la prévisible amnésie sociale des apôtres du "progrès", et les dernières convulsions de l’idole individualiste. Il m’offre par ailleurs la possibilité d’illustrer, dans une situation réelle, le pouvoir explicatif des théories exposées dans Le Pacte des Idoles (Raphaël Baeriswyl, Le Pacte des Idoles – Trois essais girardiens, Ad Solem, Paris 2019).

L’affaire dite "Matzneff", bien plus qu’une "affaire Matzneff" ?

L’affaire dite "Matzneff" est celle d’un auteur qui semble avoir été, notoirement, pédophile. Son œuvre paraît construite autour de ce vice, dont elle semble faire l’apologie. Contrairement à d’autres artistes, réels ou prétendus, qui peuvent avoir eu affaire à la justice et pour lesquels se pose parfois la question de dissocier l’homme de son œuvre (pensons au Caravage, condamné pour meurtre), Gabriel Matzneff ne semble pas vraiment avoir été connu pour autre chose que ce vice. Que celui-ci n’ait jamais cessé (ni à l’époque, ni depuis, ni aujourd’hui) de correspondre à une infraction pénale ne l’a pas empêché d’être honoré pour son œuvre. Il aurait encore été tout récemment au bénéfice d’une pension versée par l’État français, comme les anciens combattants. Et il aurait reçu un prix littéraire prestigieux en 2013 encore, soit pas tout à fait à une "autre époque". Une "autre époque" dont on s’étonne, aujourd’hui, qu’elle ait pu connaître (en 1977, par exemple) des tribunes libres co-signées par plusieurs grands penseurs, publiées par de grands journaux, pour défendre des pédophiles et faire l’apologie de la pédophilie. Début 1990 encore, on offrait à cet auteur de la visibilité dans une grande émission littéraire – où une intellectuelle canadienne, Denise Bombardier, se trouva bien seule à avoir le courage d’appeler les choses par leur nom, courage qui lui valut d’être tournée en dérision par d’autres invité(e)s. En 2015 encore, la RTS, notre radio-télévision d’État, donnait dans une longue émission la parole à l’auteur, qu’elle présentait avec une onctueuse complaisance (ciblée précisément sur ses penchants).

Fin 2019 sort alors le témoignage de Vanessa Springora dans Le Consentement, un livre dont personne ne dit qu’il contient de révélations, mais dont tout le monde au contraire souligne la pudeur, tout en contraste avec le récit des mêmes faits (et d’autres encore) que Gabriel Matzneff livre apparemment dans son journal, publié depuis des années, et qui (à en croire la RTS) serait son chef-d’œuvre.

Le petit monde des médias et de l’édition entre instantanément en ébullition. Chacun semble subitement devoir se distancier de l’auteur et de son œuvre. On ne compte plus les articles, éditoriaux, tribunes et opinions publiés pour créer de la distance. L’État français envisage de retirer sa pension à l’auteur soutenu jusqu’ici. La RTS "dépublie" de ses archives son interview complaisante de 2015, puis la remet en ligne, non sans l’avoir munie d’un dérisoire talisman sous la forme d’un petit texte de mise en garde. Le procédé étonne : ce n’est sans doute pas la première fois qu’une personnalité interviewée "tombe" pour une raison ou une autre. Il étonne d’autant plus, ici, qu’on ne voit rien qui n’ait été su, proclamé, publié et revendiqué depuis des décennies.

Nous nous trouvons ainsi en présence d’un phénomène étonnant, et digne d’intérêt. Bien davantage que l’affaire dite "Matzneff" elle-même (et c’est pour cela que je ne l’appelle pas l’"affaire Matzneff"), c’est tout ce qui l’entoure qui est intéressant, et significatif. La singulière agitation que révèlent ces réactions laisse à penser qu’il ne s’agit pas d’une affaire purement individuelle, d’un fait divers concernant la vie d’un auteur et qui serait sans lien avec la société dans laquelle il a pu avoir lieu, ni sans lien avec la société d’aujourd’hui, puisque c’est bien aujourd’hui qu’ont lieu ces étranges voltefaces. Cette nécessité de se distancier, aussi subite qu’impérieuse, révèle l’existence d’un phénomène de groupe qui mérite certainement un peu d’attention. Gabriel Matzneff n’est pas le personnage principal de cette affaire. Il me semble infiniment plus intéressant de s’intéresser aux champs gravitationnels qui ont permis sa trajectoire. Tâchons dès lors d’identifier les forces qui sont à l’œuvre derrière le phénomène de l’affaire dite "Matzneff".

Questions méthodologiques – géométrie fractale, mécanique des fluides : sur les traces du réel…

Notons ici, avant de procéder, qu’on ne peut comprendre ce genre de phénomènes si les outils intellectuels dont on dispose se limitent aux représentations mentales de fonctions mathématiques linéaires, et à quelques fragments de logique binaire. Ces outils ne suffisent pas, ce qui explique dans une large mesure pourquoi les médias institutionnels sont, dans l’ensemble et en dépit de leur nombre, incapables de produire la moindre réflexion éclairante sur l’affaire dite "Matzneff". Si l’on veut se donner une chance de comprendre comment l’opinion d’un groupe social peut, de façon subite, changer de polarisation pour condamner un jour ce qu’elle a jusqu’alors soutenu, il faut bannir de son cerveau les fonctions linéaires et s’intéresser aux modèles mathématiques que l’on applique dans des domaines comme la mécanique des fluides, la géométrie fractale ou la théorie du chaos. Il n’est pas nécessaire d’être un grand mathématicien pour tirer parti de ces langages qui ont vocation à expliquer le réel et qui dès lors nous concernent tous.

Rappelons aussi que les physiciens – au Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) ou ailleurs – ne "voient" pas les particules dont ils cherchent à établir l’existence ou les propriétés. Ils observent les traces que ces particules mal connues laissent dans leur environnement, en mesurant par exemple les variations qu’elles produisent sur les flux d’autres particules mieux connues. Ils déduisent alors, de ces observations, les propriétés des particules qu’ils connaissent moins bien, ou dont ils ne sont pas même certains de l’existence ou de la nature.

Cela pour dire que les faits visibles sont importants, mais qu’ils ne forment que la surface du réel. Il est toujours possible de plonger dans le réel en s’intéressant non pas seulement aux faits directement observables, mais aussi aux traces laissées dans l’univers observable par des processus et mécanismes qui ne sont pas directement accessibles à nos sens. Et le moins qu’on puisse dire est que dans l’affaire dite "Matzneff", autant les faits sont plats et lamentables, autant il est passionnant d’essayer de comprendre pourquoi tant de monde aujourd’hui a pu ressentir le besoin de s’en distancier.

Une "autre époque", des "milieux protégés" ?

La plupart des articles, éditoriaux, tribunes et opinions publiés au cours des derniers mois dans le cadre de l’affaire dite "Matzneff" opèrent une mise à distance basée sur l’idée que certains milieux auraient longtemps cultivé l’ambiguïté (ou pire) et bénéficié du laxisme des autorités dans les affaires de pédophilie, ou que, de façon plus large, la mentalité de l’époque sur ces questions était, par sa permissivité, différente de celle d’aujourd’hui. Cela semble, évidemment, fort probable, et correspond à l’image que l’on a généralement des années 1960-1980. Les quelques tribunes ou émissions de l’époque, exhumées pour l’occasion, et que je mentionnais plus haut, semblent d’ailleurs bien corroborer cette image générale. Aujourd’hui, les mêmes grands penseurs ne publieraient pas la même tribune dans les mêmes grands journaux. On peut le tenir pour certain. Mais cela ne signifie pas encore que nous vivions nécessairement une "autre époque", ni que les propos jugés scandaleux aujourd’hui n’aient pu se tenir que dans un "milieu protégé". Comment pourrait-on dès lors essayer d’y voir plus clair ?

Il faudrait certainement des dizaines d’historiens et sociologues, et davantage encore de recul que nous n’en avons aujourd’hui, pour bien comprendre si, dans quelle mesure et comment les mentalités ont évolué au cours des dernières décennies. Il faudrait le temps, les moyens et l’envie de mener à bien cette étude. Il faudrait éviter que l’enquête ne soit polluée par les impératifs d’une morale compensatoire, un objectif quelconque de mise en valeur d’une fraction seulement de la vérité, ou d’autres partis-pris sans lesquels… sans lesquels aucune enquête d’envergure ne semble vraiment possible (pour de simples raisons, déjà, de moyens disponibles, de priorités, d’opportunité – qui servent souvent à merveille les prodigieuses capacités de dissimulation des sociétés humaines). Autant dire qu’il est fort improbable qu’une grande enquête socio-historique soit diligentée.

Mise à jour du Code pénal suisse (1971-1992)

Mais, de même que l’immensité de l’univers n’empêche nullement les astronomes – même amateurs – d’observer le ciel (et parfois d’y découvrir des corps célestes nouveaux), l’impossibilité d’une enquête exhaustive ne saurait servir d’excuse pour ne pas même consulter les sources aisément accessibles.

Il se trouve que l’évolution du droit donne, en principe, une certaine idée des évolutions sociales, en particulier dans les systèmes démocratiques. La démocratie suisse, qui prend soin d’accompagner toute modification de loi d’intenses débats et consultations (afin d’éviter l’écueil du référendum), produit de nombreux documents de synthèse qui offrent une certaine cartographie des idées et forces en présence dans le processus législatif. Cela dit, rien ne me fait penser que la Suisse constituerait sur les questions sociales un cas particulier, et surtout pas un cas extrême.

La Suisse a engagé, dès le début des années 1970, d’importants travaux législatifs de mise à jour de son Code pénal. Cette mise à jour concernait trois types d’infractions : les infractions contre la vie (meurtre, assassinat, …), contre l’intégrité physique (lésions corporelles, …) et contre l’intégrité sexuelle (que l’on appelait à l’époque les atteintes aux mœurs, soit viol, attentat à la pudeur, …).

Si les infractions contre la vie et contre l’intégrité physique semblent n’avoir pas rencontré de grandes difficultés, la mise à jour des infractions contre l’intégrité sexuelle a manifestement été l’occasion de discussions plus intenses et plus longues. On peut retenir les étapes et dates suivantes :

- 1971 : formation d’une commission d’experts chargée par le Département fédéral de justice et police de rédiger un avant-projet de loi ; j’appellerai cette commission la "Commission d’experts", ou la "Commission" pour éviter certaines lourdeurs,

- 1977 : la Commission d’experts remet aux autorités fédérales deux avant-projets de loi (couvrant les trois types d’infractions), avant-projets accompagnés d’un rapport explicatif ("Erläuternder Bericht zu den Vorentwürfen der Expertenkommission für die Revision des Strafgesetzbuches"), que j’appellerai le "Rapport de la Commission d’experts" ou le "Rapport" ; s’ouvre alors la procédure de consultation, au cours de laquelle les milieux concernés ou intéressés ont la possibilité de s’exprimer sur les avant-projets,

- 1985 : le Conseil fédéral, à l’issue de la procédure de consultation, soumet aux Chambres fédérales (notre parlement national) un projet de loi, qu’il accompagne d’un message, daté du 26 juin 1985, et que j’appellerai le "Message du Conseil fédéral" ou le "Message" (paru à la Feuille fédérale, 137e année, vol. II, pp. 1021ss),

- 1991 : les Chambres fédérales adoptent le 21 juin 1991 une loi fédérale portant modification du Code pénal (en ce qu’il concerne les infractions contre l’intégrité sexuelle),

- 1992 : un référendum ayant été demandé contre la nouvelle loi, celle-ci est soumise au peuple suisse, et acceptée, lors d’une votation populaire du 17 mai 1992, en prévision de laquelle le Conseil fédéral a émis une brochure explicative, que j’appellerai la "Brochure explicative".

Ainsi, vingt-et-un ans s’écoulent entre le début des travaux de la Commission d’experts et l’adoption du nouveau droit. La Commission d’experts étend ses travaux sur six années, le Conseil fédéral prend ensuite plus de sept ans (avec la procédure de consultation) pour présenter un projet de loi aux Chambres fédérales, qui finissent par s’entendre sur une nouvelle loi six ans plus tard, qui sera acceptée par référendum l’année suivante.

Autant dire que la démarche ne s’inscrit pas dans le buzz ou la précipitation, mais dans le temps social long, puisqu’il s’étend presque sur une génération. Les documents disponibles (et auxquels nous jetterons tout à l’heure un coup d’œil) sont le résultat d’un processus réfléchi et consciencieux qui débouche, à chaque étape, sur quelque chose de significatif. Il faudrait évidemment, comme déjà indiqué, consulter davantage encore de sources pour être en mesure de porter un jugement définitif sur le processus dans son intégralité. Mais ces signaux n’émanent pas d’une autre planète. On peut en tirer quelques conclusions, car ils sont sans conteste révélateurs d’une part non négligeable du réel.

Que lit-on dans ces documents ? Si vous n’êtes pas assis, tâchez de trouver un siège, car, bientôt, je vous recommanderai de vous asseoir.

Le Rapport de la Commission d’experts (1977)

En 1977, à l’issue de travaux dont j’ignore tout de la méthode et de l’étendue, mais qui ont duré presque six ans, la Commission d’experts présente au Département fédéral de justice et police deux avant-projets de loi, qu’elle accompagne d’un rapport explicatif (rapport explicatif que j’ai défini plus haut comme le Rapport de la Commission d’experts).

La Commission d’experts a sans doute produit d’autres rapports et documents de travail au fil de ses réunions et réflexions. Il semble raisonnable de partir de l’idée que le Rapport de la Commission d’experts offre un bon résumé des travaux de la Commission puisqu’il fut émis à la fin desdits travaux et qu’il accompagne, à la façon d’un executive summary, les avant-projets de loi qui en sont le fruit. On peut donc logiquement en déduire que la Commission d’experts a souhaité qu’y figure tout ce qui lui semblait essentiel à la bonne compréhension des motifs qui l’avait conduite à proposer les modifications du droit concrétisées dans les avant-projets.

C’est le lieu de signaler que le Rapport de la Commission d’experts est très bref. Il comprend en tout (avec le texte des deux avant-projets) 64 pages dactylographiées, dont 35 concernent les infractions contre l’intégrité sexuelle, et 6 spécifiquement les actes d’ordre sexuel avec des enfants. Les passages que j’en citerai tout à l’heure – en les traduisant (le Rapport de la Commission d’experts m’ayant été communiqué par la Chancellerie fédérale en allemand) – ne sont donc pas extraits d’un pavé de mille pages où j’aurais choisi quelques phrases incongrues ou sujettes à interprétation, que je me serais empressé de sortir de leur contexte. Non, il s’agit de la substantifique moelle du Rapport de la Commission d’experts.

On constate, à la lecture des pages relatives aux infractions contre l’intégrité sexuelle en général, que la composante sociale des questions sexuelles est fortement atténuée (par rapport au droit alors en vigueur), si ce n’est évacuée. Les questions sexuelles sont abordées sous l’angle principal de la protection de la liberté individuelle, alors que l’aspect de protection de la société, ou de la famille, perd en importance. Des notions comme les mœurs, ou la pudeur, sont également évacuées du discours pénal. Simple constatation, intéressante dans la mesure où elle concerne la toile de fond de l’évolution du droit.

À cet égard, il faut noter que l’idée d’une évolution du droit, entendue comme une entreprise volontariste déclarée et parfaitement assumée, est centrale dans le Rapport de la Commission d’experts. Alors que la Commission d’experts et son Rapport traitent, comme je l’ai indiqué, d’autres domaines aussi (les infractions contre la vie, et contre l’intégrité physique, en plus des atteintes à l’intégrité sexuelle), la Commission d’experts déclare avoir utilisé deux approches distinctes (pages 24 s) : "Pour les infractions contre l’intégrité physique et contre la vie, il s’agissait surtout d’examiner si les dispositions actuellement en place ont fait leurs preuves ou si leur interprétation par la jurisprudence donne lieu à des innovations. Abstraction faite des dispositions sur l’interruption de grossesse et sur l’omission de prêter secours, il ne s’agissait pas d’adapter des dispositions pénales à de nouvelles représentations socio-éthiques. Il en va différemment pour les actes délictuels dans le domaine sexuel. Il est indubitable que les opinions ont clairement évolué dans ce domaine. La pruderie du siècle dernier a été abandonnée, la sexualité a cessé d’être généralement mal vue, pour être reconnue comme une des diverses possibilités du comportement humain."

Et le Rapport de citer (page 25) à l’appui de ses vues un arrêt récent du Tribunal fédéral (ATF 96 IV 70) : "Il convient également de tenir compte du fait que les opinions contemporaines de la collectivité sur la morale et les mœurs ont changé dans un passé récent. Outre que la sexualité est de plus en plus mise au service de la publicité et du divertissement et que des représentations à connotation sexuelle ne sont plus perçues comme inhabituelles, il est évident que dans le domaine de la morale sexuelle, ainsi que le montrent les opinions exprimées par des professeurs de théologie morale, des pédagogues, ou des sexologues, etc., une refonte est en cours, ce qui a pour conséquence que la réalité sexuelle est étudiée de façon ouverte et libre, et que dans les questions sexuelles a pris place une façon objective et naturelle de voir les choses.". Mentionnons (puisque le Rapport de la Commission d’experts ne le fait pas) que l’arrêt cité concernait la projection, dans une salle ouverte à un public de plus de dix-huit ans, d’un film documentaire sur la vie politique et le sexe en Suède, qui contenait de brèves scènes de nudité dont le Tribunal fédéral avait nié le caractère pornographique.

Le Rapport poursuit (page 25) : "Il ne peut dès lors plus s’agir de criminaliser le comportement sexuel en tant que tel, ou d’imposer certaines représentations morales au moyen du droit pénal. Une telle réglementation contredirait le principe selon lequel le citoyen, dans une démocratie, doit pouvoir décider lui-même de son comportement, lorsque par ses actes ou ses omissions il ne nuit pas à autrui. Un comportement sexuel ne doit dès lors être déclaré punissable que si ce comportement cause du tort à une autre personne, ou si celle-ci n’est pas en mesure de se positionner de façon responsable face à cet acte ; enfin, chacun doit être protégé des actes sexuels d’autres personnes, ou d’une confrontation à une représentation de tels actes, s’il ne le souhaite pas."

Cette approche n’est pas déraisonnable, mais il faut bien voir qu’elle se présente et s’assume comme une rupture par rapport à une morale sexuelle basée sur des principes abstraits et reconnus comme valables à l’échelle d’une société. La sexualité ne concerne plus la société, et presque plus la famille, mais seulement l’individu. Et le fondement de tout le nouvel édifice pénal repose, par l’affirmation d’un choix, sur le fait qu’un comportement doit "causer du tort à autrui" pour être pénalement réprouvé.

Ce fondement étant posé, les sages de la nation attaquent les actes d’ordre sexuel avec des enfants, qui les occupent sur six pages, ce qui en fait l’infraction la plus abondamment discutée par le Rapport.

Et c’est là qu’il me semble prudent de vous recommander de vous asseoir.

Alors que la Commission d’experts vient d’indiquer (en page 25, et elle le répète en page 26) que seuls devraient être pénalement réprouvés les comportements qui causent du tort à autrui, figurez-vous que le Rapport signale, comme principales causes connues de tort pour les enfants victimes d’actes d’ordre sexuel, le système de répression pénale et le sentiment de culpabilité que peut provoquer en eux la désapprobation de leurs parents ! On m’excusera ce détour facile, mais la Commission d’experts, chargée de réfléchir à une mise à jour du Code pénal suisse, entend bien appliquer, presque littéralement, le principe selon lequel "il est interdit d’interdire". Mais je cite (page 27) : "Une difficulté supplémentaire est créée, précisément, par la protection qu’offre le droit pénal. Il est connu depuis longtemps que l’interrogatoire des enfants victimes dans la procédure pénale peut donner lieu à un renouvellement du tort subi, parce que l’enfant doit se remémorer l’acte dont il a été victime et est ainsi empêché de l’oublier et de le surmonter. Enfin, il n’est pas facile de déterminer si et de quelle façon un enfant subirait du tort du fait de l’acte entrepris avec lui, et en particulier si des séquelles durables, ou survenant plus tard, auraient été causées exclusivement ou principalement par l’acte concerné. Savoir si un acte d’ordre sexuel, en tant que tel, cause du tort à un enfant, dépend de l’âge de l’enfant, de sa personnalité et de la façon dont l’acte a été exécuté ; il est certain que des actes d’ordre sexuel avec des enfants ont un effet nuisible s’ils sont exécutés avec violence ou sous la menace ou s’ils sont vécus comme un acte violent. Il ne faudrait pas perdre de vue que, ainsi que le signale la psychiatrie, l’enfant peut être influencé défavorablement par l’acte s’il développe des sentiments de culpabilité liés au fait que l’acte contrevenait aux préceptes de ses parents. Cela peut en particulier être le cas lorsque l’enfant était d’accord avec l’acte d’ordre sexuel."

Le Rapport se penche ensuite (page 28) sur la question de l’âge légal de la sexualité, qui était de seize ans selon le droit alors en vigueur : "La Commission a été unanime à considérer que la limite d’âge du droit actuel est trop élevée. L’accélération du développement non seulement physique, mais aussi psychique des jeunes d’aujourd’hui parle en faveur d’une baisse de l’âge légal. Des recherches criminologiques ont démontré que des enfants dans le haut de la période de protection ne jouaient souvent aucunement le rôle de victimes ayant besoin de protection, mais avaient pris l’initiative des actes d’ordre sexuel." Le Rapport mentionne ici (page 28) une étude juridique selon laquelle "parmi les filles entre 12 et 16 ans qui avaient pris part à un rapport sexuel complet (ou acte similaire), 110 s’y étaient adonnées très volontiers, et 40 seulement sur l’insistance de l’auteur." De 12 à 16 ans – cela donne une idée de ce que la Commission entendait par "le haut de la période de protection".

Il ressort du Rapport (page 28) que l’idée de conserver une limite d’âge objective (plutôt que de se baser sur des critères individuels et subjectifs applicables au cas par cas) ne s’est pas imposée comme une évidence à la Commission. C’est pour des raisons techniques qu’elle maintient le principe d’une limite objective : "Si le critère de limite se base sur la maturité de la victime concernée, l’auteur peut souvent et facilement se disculper en se prévalant d’une erreur sur les faits au sens de l’article 19 alinéa 1 du Code pénal. S’il est déterminant de savoir si l’enfant était ou non expérimenté sexuellement, alors la procédure pénale devient dans de nombreux cas le procès de la victime, dont il s’agirait de prouver la dépravation."

La Commission indique alors (page 29) "avoir, dans un premier temps, envisagé de prévoir une interdiction de tout acte d’ordre sexuel avec des enfants pré-pubères et de fixer pour ceux-ci une limite à 10 ou 12 ans. Une seconde disposition aurait alors été nécessaire, prévoyant une protection moins complète et des peines plus légères en cas d’actes d’ordre sexuels commis avec des enfants plus âgés. Une telle solution aurait posé des problèmes de démarcation entre les deux régimes, et permis assez souvent aux auteurs de se disculper en invoquant une erreur sur les faits concernant l’âge de l’enfant. C’est pourquoi la Commission s’est prononcée en faveur d’une limite d’âge générale et uniforme. Puisqu’il ne peut être exclu avec certitude que des expériences sexuelles précoces puissent causer du tort à des jeunes ou mettre en danger leur développement psychique, la Commission s’est exprimée avec une claire majorité en faveur d’une extension de la limite d’âge à 14 ans." L’extension s’entend par rapport à la première idée d’une limite à 10 ou 12 ans, puisque le droit en vigueur à l’époque connaissait une limite de 16 ans. La Commission entendait donc bien préconiser une baisse de l’âge de protection.

La dernière question traitée sur les actes d’ordre sexuel avec des enfants est celle de la prescription de l’action pénale, qui était de dix ans selon le droit alors en vigueur. Le Rapport retient (page 32) à cet égard : "Puisque l’expérience démontre que la conduite d’une procédure pénale a des effets immanquablement préjudiciables sur l’enfant, et que de nombreux enfants surmontent après quelque temps les infractions commises à leur endroit, la Commission propose une prescription particulièrement courte. Le nouvel alinéa 3 de l’article 187 du Code pénal prévoit que la prescription soit acquise après deux ans. Si aucune procédure pénale n’a été ouverte dans ce délai, alors il ne convient plus d’exposer à nouveau l’enfant à un acte qui appartient au passé."

On conviendra sans peine que le contenu du Rapport de la Commission d’experts est pour le moins étonnant. Mais il faut se rendre compte que le postulat factuel de départ (la prétendue absence, en principe, de conséquences négatives sur les victimes) conditionne et rend possible tout le reste : l’incompréhension par rapport à des règles morales qu’il convient de rejeter avec dédain, l’absence de différenciation en fonction des diverses situations envisagées (de toute façon, ce n’est pas grave), la mise en avant du traumatisme causé par les enquêtes (pire que celui des actes eux-mêmes), et la réduction du délai de prescription.

Message du Conseil fédéral (1985)

Sur la base du Rapport de la Commission d’experts (et des avant-projets qui l’accompagnent), le Conseil fédéral lance alors une procédure de consultation, et prépare ensuite un projet de loi qu’il présente à l’Assemblée fédérale dans son Message du 26 juin 1985.

Dans son Message, le Conseil fédéral se fait l’écho, notamment, des réactions que le Rapport de la Commission d’experts avait suscitées au cours de la procédure de consultation.

Il note en particulier (page 1028) : "Alors que les propositions dans les domaines "vie et intégrité corporelle" ont trouvé dans l’ensemble un accueil favorable, certaines propositions de modification des dispositions concernant les délits contre les "mœurs" se sont heurtées à de vives critiques. Certes, les milieux ont reconnu presque unanimement qu’une modification de ces dispositions est nécessaire du fait de l’évolution des idées dans ce domaine. Tous ont salué l’introduction du concept d’"actes d’ordre sexuel", uniforme et neutre, destiné en particulier à remplacer les notions actuelles d’"attentat à la pudeur" et d’"actes contraires à la pudeur". La large décriminalisation sur laquelle était basé l’avant-projet de la Commission d’experts a cependant été rejetée par la plupart des milieux consultés. Les critiques ont avant tout porté sur la fixation de l’âge limite de protection à 14 ans …."

Le Message note à ce propos (page 1080) : "La Commission d'experts a également opté pour un âge limite fixe. Considérant toutefois que la maturité physique, plus précoce aujourd'hui qu'autrefois, implique chez les jeunes une accélération du développement psychique, elle préconisait l'abaissement de cette limite à 14 ans. Elle s'est surtout fondée sur des recherches criminologiques empiriques, qui font état d'un comportement provocateur chez les victimes proches de l'âge limite de protection."

Il poursuit (page 1081) : "Lors de la procédure de consultation, aucune majorité ne s’est dégagée en faveur d’un âge limite de protection fixé à 14 ans.

Une forte minorité s’est exprimée en faveur d’un âge limite de 15 ans. Ses principaux arguments sont les suivants :

- Cet âge limite de protection correspond à celui qui détermine la responsabilité pénale de l’enfant (art. 82 et 89 CP) ;

- Cet âge met fin en principe à l’obligation de fréquenter l’école, ce qui est aussi le cap qui sépare l’enfance de l’adolescence ;

- D’une manière générale, la fixation d’un âge limite de protection à 16 ans ne correspond plus aux circonstances actuelles de la vie ; tant la conception de la sexualité que le comportement des jeunes se sont modifiés. C’est la raison pour laquelle les autorités de poursuite pénale renoncent de plus en plus à la poursuite de ce que l’on appelle les "infractions contre les mœurs" lorsque la victime est proche de l’âge limite de protection. Le grand nombre de délits d’ordre sexuel non poursuivis montre bien à quel point l’application du droit actuel est difficile.

Une autre minorité importante s’est exprimée en faveur du maintien de l’âge limite actuel, soit 16 ans. Elle conteste que la maturité psychique aille de pair avec le développement physique, plus précoce aujourd’hui, et refuse une limite d’âge fixée à 14 ou 15 ans. Le fait que les jeunes soient informés plus tôt et mieux qu’autrefois ne leur garantit pas toujours une maturité d’esprit suffisante. Que les enfants proches de l’âge limite de protection prennent souvent l’initiative d’actes d’ordre sexuel n’est pas un argument de poids face aux conséquences que pourrait avoir l’abaissement de cette limite : risques de grossesses précoces et d’avortements, puisque l’administration de contraceptifs à base d’hormones aux adolescentes n’est pas indiquée médicalement ; risque aussi que la suppression de l’effet préventif de l’âge limite de protection actuel ne soit comprise des adolescents comme le signal d’une plus grande liberté sexuelle."

Il faut souligner ici que le droit en vigueur à l’époque n’excluait pas du champ des infractions pénales les actes d’ordres sexuels commis entre jeunes (sous réserve de la majorité pénale fixée à 15 ans), ainsi que c’est le cas aujourd’hui (avec une tolérance pour une différence d’âge de 3 ans). Cette "autre minorité importante", qui base ses réflexions sur des considérations pratiques, n’a donc pas nécessairement en tête des situations où des actes d’ordre sexuel avec un enfant seraient le fait d’une personne nettement plus âgée, mais également les relations entre jeunes. Il faut donc bien garder à l’esprit que sont indistinctement visés des actes d’ordre sexuel entre jeunes, ou entre un jeune (ou un enfant) et un adulte. Les questions de discipline scolaire et familiale se mêlent ainsi aux situations fort différentes que constituent une relation entre une adolescente et un homme d’âge mûr, ou la pédophilie proprement dite. Dans ce que nous venons de lire, tout n’est donc pas apologie ni même banalisation de la pédophilie, mais il est intéressant néanmoins de constater que l’on ne juge pas utile de distinguer. On cesse de s’en étonner si l’on part de l’axiome (généralement admis à l’époque) que les actes considérés ne sont pas si graves s’ils ont lieu sans violence ni menace.

Le Conseil fédéral conclut comme suit (page 1081) : "Compte tenu des avis susmentionnés, nous avons décidé de maintenir la limite d'âge de 16 ans. Cette décision n'a pas été facile à prendre, d'autant moins que la tendance politico-juridique en faveur d'une libéralisation en la matière a influé sur les législations étrangères. Le fait que de larges cercles de la population rejettent cette libéralisation nous a toutefois semblé plus décisif. Il convient de tenir compte de ces considérations d'ordre moral, qui s'appuient d'ailleurs sur de bonnes raisons."

Le dernier point intéressant du Message est celui concerne la prescription (pages 1084 s), qui ne semble pas avoir provoqué de remous : "Selon le chiffre 4, le délai de prescription de dix ans (art. 70 CP) est ramené à deux ans. Cette modification est dans l'intérêt de la victime. Elle correspond à l'avant-projet de la commission d'experts, qui entendait tenir compte de l'expérience acquise par les psychologues et les psychiatres dans ce domaine. Il s'agit d'éviter que l'enfant qui a retrouvé son équilibre psychique ne soit à nouveau bouleversé par l'enquête et les actes d'instruction subséquents. La brièveté du délai de prescription devrait également favoriser le rassemblement des preuves, particulièrement difficiles à rapporter dans ce domaine." On admet donc, apparemment, l’idée que l’éventuel tort subi s’estompe rapidement, et que la poursuite des auteurs d’infractions n’est pas une nécessité si une affaire n’a pas été portée devant la justice dans ce délai très bref de deux ans.

Nouveau droit (1991) accepté par référendum (1992)

Accompagné du Message du Conseil fédéral, le dossier passe aux Chambres fédérales qui se lancent dans l’élaboration d’une loi qu’elles votent le 21 juin 1991, soit environ six ans plus tard. La loi votée par les Chambres fédérales conserve l’âge légal de protection de 16 ans, mais exclut du champ pénal les cas où les participants ont moins de trois ans d’écart. La durée de la prescription passe à cinq ans, ce qui correspond à une hausse (par rapport au projet du Conseil fédéral) mais bien à une baisse par rapport au droit alors en vigueur qui connaissait un délai de prescription de dix ans. Je n’ai pas consulté les procès-verbaux des débats des Chambres fédérales. Il ne fait aucun doute que leur lecture apporterait des éclairages intéressants sur les fractures qui ont sans doute divisé l’échiquier politique. Je note que deux organisations distinctes ont demandé un référendum contre le nouveau droit. Le référendum s’est tenu le 17 mai 1992, et a vu le nouveau droit accepté (à 73.1%) par le peuple souverain. Notons que dans la Brochure explicative présentant les enjeux de la votation, le Conseil fédéral ne consacre pas une ligne à la réduction du délai de prescription (qui s’affirmera pourtant comme un enjeu majeur des deux décennies suivantes). La Brochure contient peu d’affirmations notables, si ce n’est le constat (accompagné d’un soupçon de réprobation) que "les objections à ce projet se fondent pour la plupart sur certaines conceptions morales" (page 68).

Que penser de tout cela ?

Notons d’abord qu’en dépit d’une certaine longueur, l’échantillon d’informations présenté ci-dessus est faible, si on tient compte de la durée du débat. Vingt-et-un ans s’écoulent entre la formation de la Commission d’experts en 1971 et l’adoption du nouveau droit (confirmée par référendum) en 1992. Il faudrait lire tous les éditoriaux et articles de la presse écrite, les organes de publication et revues de centaines d’associations, et visionner ou écouter toutes les interviews diffusées dans les médias audiovisuels de l’époque, pour se faire une meilleure idée de l’état d’esprit dans lequel le débat a eu lieu. On pourrait se demander si la durée de cette période exceptionnellement longue peut en elle-même être questionnée. Au vu du décalage entre la position de la Commission d’experts (toute en volontarisme "progressiste") et une population aux vues majoritairement plus classiques, a-t-on cru devoir attendre que la population soit "prête" à concrétiser dans son droit une évolution sociale que la Commission d’experts a peut-être surestimée ou qu’elle souhaitait promouvoir ? Ou a-t-il été à ce point difficile de s’entendre dans les Chambres fédérales (et avant), de crainte d’un rejet en référendum, sur un texte susceptible d’être accepté par la majorité de la population ? Toujours est-il qu’en 1992, avant même la tenue du référendum, des voix (certes minoritaires) s’élevaient déjà dans les Chambres fédérales pour demander l’abolition de la prescription en matière de pédophilie. La tendance sociale et juridique, sur la question des actes d’ordre sexuel avec des enfants, allait alors clairement s’inverser au cours des deux décennies qui suivirent et donner tort à la Commission d’experts (qui – sauf le respect dû aux sages de la nation – se trouve aujourd’hui, il faut bien l’admettre, couverte de ridicule et de honte).

Mais revenons à l’échantillon d’informations disponible, qui est déjà largement supérieur à ce que proposent pour l’heure les médias institutionnels, satisfaits de sortir une lettre ouverte co-signée par quelques intellectuels en 1977, ou quelques émissions télévisées et interviews. On conviendra sans peine que le Rapport de la Commission d’experts est autrement plus révélateur. Si l’on se place dans le champ de l’archéologie, les médias institutionnels ont trouvé quelques fibules, et le Rapport de la Commission d’experts équivaut au moins aux fondations d’un réseau de fortifications.

En quoi, et de quoi, le Rapport de la Commission d’experts était-il représentatif ? La question n’est pas facile. Compte tenu des réactions au Rapport, telles que relatées par le Message, il est évident que les vues de la Commission n’étaient pas partagées par la majorité de la population suisse, mais tout au plus par une importante minorité. La Commission était-elle composée de personnes particulièrement "progressistes" ? Les mentalités au moment de la procédure de consultation avaient-elles déjà tourné le dos aux années 1960-1970, sorte de pic qui serait demeuré l’horizon des membres de la Commission (lesquels étaient alors "en retard", alors qu’ils se croyaient plutôt "en avance") ? Là encore, mon échantillon ne permet pas de répondre à ces questions.

Mais, même si la Commission n’a pas été intégralement suivie, il semble indiscutable que la mentalité de l’époque était, sur les questions relatives aux actes d’ordre sexuel avec des enfants, très différente de la mentalité actuelle.

Rendons-nous compte, d’abord, qu’une Commission d’experts mandatée par l’État a pu adresser au Département fédéral de justice et police (notre ministère de la justice) ce Rapport (i) qui battait à ce point en brèche les fondements du droit (ancien et actuel) et (ii) qui vaudrait à chacun de ses membres, de nos jours, un licenciement immédiat. Le Rapport a certes essuyé de vives critiques. Mais il n’a apparemment pas provoqué le scandale – inimaginable – qu’il aurait provoqué aujourd’hui.

Considérons, ensuite, que ce Rapport n’est pas une pétition d’un "collectif" "progressiste" ou une déclaration d’artistes se réclamant des vertus transgressives de la création artistique. Il émane de personnalités reconnues dans des domaines réputés sérieux, ou dont on souhaiterait qu’ils le soient, comme le droit ou la médecine, et choisis par l’État pour réfléchir à l’élaboration de nouvelles lois dans un domaine important, tâche que l’on confie en principe aux sages de la nation. Les auteurs, en tant que personnes, sont donc et étaient bien censées être représentatives de leur époque (bien plus que quelques intellectuels ou artistes célébrés dans tel ou tel milieu et dont on ressort aujourd’hui les misérables opinions).

Ajoutons, aussi, que les membres de la Commission d’experts évoluaient non dans le registre de l’expression d’opinions subjectives, mais dans celui, normatif, de la définition de règles de comportement générales et abstraites. La Commission avait donc, en rédigeant son Rapport, nécessairement en tête la société de l’époque dans son ensemble. Elle s’est certes partiellement trompée dans sa vision de la société. Mais nul n’imaginera qu’une commission d’experts, aujourd’hui, pourrait se tromper de la même façon sur ces mêmes questions.

Dans les fragments de notes destinées à son avocat, Charles Baudelaire écrivait : "Il y a plusieurs morales. Il y a la morale positive et pratique à laquelle tout le monde doit obéir. Mais il y a la morale des arts. Celle-ci est tout autre, et, depuis le commencement du monde, les arts l’ont bien prouvé. Il y a aussi plusieurs sortes de libertés. Il y a la liberté pour le génie et il y a une liberté très restreinte pour les polissons." Alors que les intellectuels et écrivains (dont les propos sont relatés par les médias institutionnels) pourraient encore, dans la vacuité de leur orgueil, se voir du côté de la "morale des arts" et de la "liberté pour le génie", il n’en va pas de même d’une Commission d’experts chargée par un ministère de la justice de préparer, aux frais du contribuable, les avant-projets de lois auxquelles "tout le monde doit obéir" et de marquer les limites qu’il convient d’assigner aux "polissons" et potentiels délinquants.

Et notons, surtout, qu’il y a deux points très importants sur lesquels le Rapport de la Commission d’experts a été très peu disputé à l’époque, et qui ont néanmoins été pulvérisés dans les deux décennies suivant l’entrée en vigueur du nouveau droit. Le premier point est l’idée qu’un enfant se remet en principe assez facilement et sans séquelles d’actes d’ordre sexuel commis sans violence ou menace. Le second (qui en découle) est qu’une enquête pénale peut être plus nocive que les actes d’ordre sexuel eux-mêmes (raison pour laquelle, d’un bout à l’autre du processus institutionnel de mise à jour du droit pénal, il a été jugé approprié d’abréger le délai de prescription afin d’éviter de réveiller le passé).

Il y a lieu d’admettre, sur la base des considérations qui précèdent, que la mentalité de l’époque – sur la question des actes d’ordre sexuel avec des enfants – était très différente de celle d’aujourd’hui.

Comment se représenter cette "autre époque" au jour le jour ?

Je dois admettre que la lecture du Rapport de la Commission d’experts a considérablement modifié ma perception des choses. L’idée générale qui circule habituellement, y compris dans les articles parus dans le sillage de l’affaire dite "Matzneff", nous conduit facilement à penser que le problème de la pédophilie (dans la société occidentale de l’époque moderne et contemporaine) a pu concerner certains individus, certains milieux, ou qu’il pouvait apparaître à la faveur de circonstances particulières. On imagine bien qu’il y a toujours eu des pédophiles, des cas limites, et des milieux interlopes. Mais je serais très étonné qu’il y ait toujours eu des experts, chargés par l’État d’une mission législative, pour affirmer ce que nous pouvons lire dans le Rapport dont quelques passages centraux sont cités ci-dessus. Cette prise de conscience change la donne et m’invite à poursuivre la réflexion.

La question qui m’intéresse est celle d’imaginer comment le droit a pu s’appliquer, ou ne pas s’appliquer, au cours de cette période charnière, cette période de flottement, où un grand chantier législatif avait été lancé (en réaction, j’imagine, à un sentiment d’inadéquation du droit existant, qui devait être dans l’air depuis un moment déjà), chantier qui, parole d’experts, laissait préfigurer un bouleversement important du paysage juridique. Nous savons aujourd’hui (quelques décennies plus tard) que le paysage n’a pas du tout évolué dans le sens du vent qui soufflait à l’époque.

Les opinions, dans une société, n’ont pas toutes le même poids. C’est pourquoi il est faux, en dehors d’un scrutin officiel, de ramener une opinion minoritaire à son poids démocratique. Les opinions de minorités visibles, ou tenues pour crédibles à quelque titre que ce soit, peuvent peser très lourd sur la représentation qu’une époque se fait du réel. C’est là le principal enjeu de ce que l’on appelle le soft power – imposer ses vues en marge des processus institutionnels. Si le contenu du Rapport de la Commission d’experts nous renseigne, dans une certaine mesure, sur la mentalité de la société de l’époque, il faut aussi prendre en compte l’impact que le Rapport a certainement dû avoir sur la société, puisqu’il élevait au rang d’avis d’experts, d’opinion autorisée, des idées qui, quelques décennies auparavant, auraient fait scandale (comme elles font scandale aujourd’hui, quelques décennies plus tard).

A partir du moment où des experts mandatés par l’État affirment (ce sont des experts – ils sont finalement très peu contredits) que les actes d’ordre sexuel "sans violence" et "consentis" ne causent en principe pas de tort aux enfants, ou moins, cas échéant, qu’une procédure pénale dans laquelle ils auraient à déposer comme victimes, alors tout ce qu’une société saine et normale peut trouver en son sein de lâcheté, de faiblesse, de désorientation, trouve un terrain fertile à son expression. Son expression, qui est le silence le plus souvent. Le silence complice parfois, mais bien plus souvent d’autres silences. Celui de l’ignorance ou du respect face aux experts, ou le silence interloqué des personnes qui, dans un monde de fous, veilleront néanmoins dans leur coin à garder la raison, ou le silence gêné, ou résigné, de celles dont on se moque systématiquement des idées. Il faudrait se demander quel a pu être l’impact de ces affirmations d’experts, relatives à des faits de nature psychologique (les conséquences d’un acte sur un enfant), sur le comportement des gens (parents, enseignants, moniteurs, directeurs d’écoles) qui avaient des enfants sous leur responsabilité, et dont la plupart sans doute étaient de braves gens qui voulaient faire au mieux.

C’est sous cette lumière-là qu’on peut comprendre comment a été donné Le Consentement de la jeune Vanessa. Au sens juridique, pas par elle évidemment (car elle en était incapable), mais par une société qui, dans son ensemble, a accepté qu’elle soit sacrifiée. Les enfants sont toujours sacrifiés dans un certain consentement, c’est d’ailleurs bien pour cela qu’ils figurent parmi les premières victimes de toutes nos idoles (bien avant le fait qu’ils ne sont souvent pas de taille à se défendre). Et ils consentent (non pas juridiquement mais de tout leur être) à leur propre sacrifice. Il en a toujours été ainsi. Dans le livre de la Genèse, Isaac lui-même aide son père Abraham à porter le bois du bûcher. Il a bien compris que quelque chose cloche, puisqu’il demande à son père où est l’animal du sacrifice. Il se laisse lier sur le bûcher sans que l’on mentionne de résistance, ni, après que son père l’a libéré, le moindre reproche. On pourrait être tenté de croire que la Bible nous cache des choses, pour nous donner l’image embellie d’une famille harmonieuse, pieuse, où un enfant exceptionnel comprend des choses surnaturelles. Ce serait se tromper, lourdement, tant sur la Bible que sur le monde autour de nous. Isaac est comme tous les enfants – il a confiance, et son sens du sacré et de l’absolu le prédispose au sacrifice. C’est là, dans cette réalité anthropologique toute simple, que se trouve le fondement de l’impérieuse nécessité de protéger les enfants. Il y a un peu d’Isaac dans Vanessa Springora, mais un Isaac dans un monde sans Dieu.

Le Message rapporte (en page 1081) que selon les partisans d’une baisse de l’âge de protection légal, "le grand nombre de délits d’ordre sexuel non poursuivis montr[ait] bien à quel point l’application du droit actuel [était] difficile" (Message, p. 1081). La société se rendait donc bien compte que le droit n’était pas appliqué. On imagine bien, sur le plan concret et pragmatique, ce directeur d’école qui aurait "entendu dire que…". Voudra-t-il dénoncer ou même importuner tel enseignant si les experts affirment que les faits ne sont pas graves, que la confrontation de l’enfant à ses actes pourrait être pire que les actes eux-mêmes ? Les experts disent que ce n’est pas grave. Alors pourquoi dénoncer, pourquoi s’inquiéter ? Si l’enfant n’a pas l’air de se plaindre, ou si l'on n’est sûr de rien, ne vaut-il pas mieux se taire ? Dans le pire des cas, ce qui s’est passé n’est pas grave. Alors pourquoi passer pour un rabat-joie ou un censeur rétrograde ? Sans compter que les experts font partie d’une Commission chargée de rédiger une nouvelle loi, et que le droit va donc certainement changer bientôt. Des juges ont-ils cru eux aussi devoir devancer le droit, se croyant plus sages que les institutions et que l’État de droit ? Devancer le droit en ne l’appliquant pas, certains eux aussi d’être dans le vent ?

Face à un tel égarement collectif encouragé par des experts mandatés par l’État, on ne peut pas, sans autre, sortir aujourd’hui le Code pénal et l’appliquer à des faits anciens comme si de rien n’était. César lui-même doit rendre des comptes. Il ne peut pas reprocher aujourd’hui à des individus de ne pas avoir respecté autrefois des règles que ses propres experts conspuaient alors, dans l’exercice de fonctions officielles, aux frais du contribuable. Surtout si la période d’incertitude juridique, par une lenteur inhabituelle, a duré plus de vingt ans. Il faut bien admettre, et assumer, que cette incurie voulue par certains, tolérée par d’autres, relève du crime collectif et ne saurait, si simplement, se résoudre par des condamnations individuelles. De telles condamnations – judiciaires et/ou morales – seraient conformes évidemment au fonctionnement des sociétés humaines, toujours promptes à masquer leur propre violence et leurs propres errements par le sacrifice de boucs émissaires. Mais nous en savons trop, grâce à René Girard, pour faire semblant d’être dupes. Refusons donc d’être dupes, et poursuivons l’analyse. Trop de questions demeurent sans réponse.

Dans l’affaire dite "Matzneff", pourquoi ces voltefaces, pourquoi ce besoin subit de se distancier, pourquoi afficher si haut la prise de conscience et, simultanément, appliquer tant de parcimonie dans l’enquête socio-historique (qui accouche de quelques pauvres anecdotes, alors que du matériel historique autrement plus intéressant est disponible, de source officielle, sur simple demande par email à une chancellerie) ? C’est ce mystère que je souhaite percer dans cet article, à l’aide d’un outil qui me semble plus perfor(m)ant encore que je ne le pensais jusqu’à maintenant. De même que l’inventeur de l’ouvre-boîte a bien dû être capable, très objectivement, d’affirmer que son nouvel outil surpassait tous les outils disponibles à l’époque (marteau et burin) pour ouvrir les boîtes de conserve (qui existaient quand même depuis soixante ans déjà…), je ne suis pas loin de me dire que j’ai peut-être mis au point, comme un outil intellectuel, une théorie qui est à même de percer et dissiper les nuages d’incohérence qui nimbent l’affaire dite "Matzneff". Permettez-moi de la soumettre à votre sagacité.

Le Pacte des Idoles

Ma théorie est exposée dans la troisième partie d’un volume publié il y a un an, Le Pacte des Idoles – trois essais girardiens, dont les références bibliographiques figurent dans le paragraphe de présentation du présent article. Je n’entends pas en faire ici le résumé, mais juste en retracer schématiquement les grandes lignes.

Le Pacte des Idoles est une construction intellectuelle enracinée dans l’univers anthropologique de René Girard. Cet univers anthropologique est celui du désir mimétique (lire Mensonge romantique et vérité romanesque), de la rivalité mimétique et du cycle mimétique, qui sont à l’origine du phénomène du bouc émissaire (lire, par exemple, Je vois Satan tomber comme l’éclair…). Selon René Girard, les sociétés humaines se libèrent de leurs rivalités et tensions internes par le sacrifice de boucs émissaires, qui sont en principe innocents des crimes dont on les accuse. Elles doivent ensuite, à peine pacifiées, gérer le traumatisme libérateur du sacrifice, et y parviennent en réajustant le récit du sacrifice, qu’elles tordent juste ce qu’il faut pour que les vainqueurs – ceux qui racontent l’histoire – soient assurés d’y tenir un rôle convenable, au détriment de la victime qui n’est plus là pour se défendre. C’est ainsi que naissent les mythes, qui ne sont pas simplement des récits, mais des récits qui revêtent une fonction sociale, et dont les sociétés organisent la diffusion, dans le but de pérenniser une interprétation des faits favorable à la foule des vainqueurs. Parmi tous les récits que les sociétés ont pu produire sur la violence dirigée contre un individu, René Girard constate que la tradition judaïque a très tôt donné la parole à des victimes (dans les Psaumes, et plus encore dans le livre de Job) et qu’elle a conservé la parole des victimes, ce qui constitue une première rupture. Cette rupture se précise dans les Évangiles, avec des scènes comme celle de la femme adultère, et se consomme dans la Passion du Christ, qui nous livre, comme tous les mythes, le récit du sacrifice d’un bouc émissaire mis à mort par une foule, mais qui, contrairement aux mythes (et dans une radicale nouveauté), oriente le récit du point de vue de l’innocence de la victime. Lorsque le rôle du bouc émissaire (animal malodorant, ombrageux et à l’encombrante sexualité) est tenu par l’Agneau de Dieu (qui est fragilité, innocence et pureté), l’innocence de toutes les victimes se révèle, l’ensemble de l’édifice mythique se lézarde, et les sociétés éclairées par le message évangélique ne peuvent plus, si facilement, faire croire en la culpabilité de leurs victimes. Telle est, en quelques phrases, la substance des thèses de René Girard.

Le Pacte des Idoles est fondé sur le postulat que toute société sacrifie des vies humaines à une idole, que j’appelle l’idole régnante (une idole étant définie comme un ensemble de valeurs auxquelles des vies humaines sont sacrifiées). La société est si habile à dissimuler sa violence qu’elle s’en croit en principe exempte. Toutefois, dès que le culte de l’idole régnante a atteint un certain volume et une certaine visibilité, il ne peut plus passer inaperçu, et l’idole régnante finit par se noyer dans le sang versé pour elle. L’idole régnante devient alors une idole déchue – mais elle ne quitte pas la scène ; au contraire, elle devient plus importante que jamais. Dès que l’idole est déchue, la société se rend compte des sacrifices du passé, qu’elle devient alors capable de dénoncer – et elle passe son temps à dénoncer les sacrifices du passé, persuadée d’avoir accompli un grand progrès moral. Mais, à ce moment-là, l’idole déchue a déjà été remplacée par une nouvelle idole régnante, dont le nouveau culte passe encore inaperçu. C’est là qu’entre en jeu un phénomène très visible dans le monde, mais peu analysé, que l’on appelle communément le "politiquement correct". Le "politiquement correct" consiste à focaliser l’attention de la société sur l’idole déchue (en montant en épingle le moindre fait divers), et, ce faisant, à favoriser le culte rendu à la nouvelle idole régnante, qui passe alors inaperçu. Tout se déroule comme si l’idole déchue acceptait de prendre sur elle tous les reproches moraux d’une époque, à la manière d’un père mourant qui accepterait de passer pour l’auteur des crimes de son fils – d’où l’idée d’un pacte des idoles. René Girard, sans parler spécifiquement du "politiquement correct", prête une attention particulière à la malédiction des pharisiens en Mt 23, 39 ("Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui bâtissez les sépulcres des prophètes et décorez les tombeaux des justes, tout en disant : ‘Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour verser le sang des prophètes.’ Ainsi, vous témoignez contre vous-même, vous êtes les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes !"), et en tire cette formule lapidaire qui constitue le pivot de ma réflexion : "Les fils répètent les crimes de leurs pères précisément parce qu’ils se croient moralement supérieurs à eux." Il existe, dans la société, une force qui s’oppose au "politiquement correct", dont elle se situe à l’exact opposé. Il s’agit de l’Église catholique, qui seule ose s’opposer frontalement à l’idole régnante. Cette opposition lui vaut l’inimitié de la société (qui ne tolère pas que l’on nomme son idole régnante), et est à la base des reproches habituels que l’on adresse à l’Église catholique (déconnectée de la réalité, pas en phase avec son temps, etc.). Une fois que cette idole est déchue, le "politiquement correct" ose enfin l’attaquer, alors que l’Église catholique a, elle, déjà tourné son regard vers la nouvelle idole régnante, qui est protégée par le "politiquement correct". La société reproche alors à l’Église catholique non seulement de ne pas être en phase avec son époque (puisqu’elle lutte contre l’idole du moment), mais, en plus, pour décrédibiliser son combat actuel, de ne pas avoir suffisamment lutté contre l’idole déchue, dont l’Église catholique s’est entretemps désintéressée (son attention étant portée sur la nouvelle idole régnante).

Dans Le Pacte des Idoles, j’examine comment l’idole nationaliste (régnant grosso modo de la Révolution française à la fin de la Seconde guerre mondiale) a été remplacée par l’idole individualiste, qui est notre actuelle idole régnante. Le "politiquement correct", de nos jours, se fait fort de lutter contre tout ce qui pourrait ressembler, de près ou de loin, aux massacres et sacrifices consentis à l’idole nationaliste, à commencer par l’Holocauste, qui est le bain de sang apocalyptique (révélateur) dans lequel l’idole nationaliste a fini par se noyer. Le Pacte des Idoles expose ainsi les fondements théoriques du "point Godwin", ou de la "reductio ad Hitlerum". C’est pour cette raison – si l’on prend un exemple parmi des milliers d’autres – que la Sorbonne ne peut jouer Les Suppliantes d’Eschyle, dont l’auteur nous dit bien que ses héroïnes ont "le teint bruni par les traits du soleil" (une pièce ô combien "inclusive", et en plus très critique de la mainmise des hommes sur le corps de la femme… !) sans que les courageux bataillons du "politiquement correct" ne montent au créneau pour faire interdire la pièce, dans leur combat chimérique contre l’idole nationaliste. Mais, à ces mêmes courageux, parlez de l’avortement, qui est aujourd’hui le crime majuscule de l’idole individualiste, et ils pousseront en principe – ainsi le postule la Constante du Pharisien – les mêmes cris d’orfraie, révoltés que l’on puisse remettre en cause les sacro-saints acquis de l’individualisme. Il y a, sans nul doute, une certaine force dans l’affirmation girardienne que "les fils répètent les crimes de leurs pères précisément parce qu’ils se croient moralement supérieurs à eux". De son côté, l’Église catholique a très tôt lutté contre la tentation totalitaire des États et contre le nationalisme, ainsi qu’en témoignent des textes comme le Syllabus du pape Pie IX (un texte moqué, et ridiculisé comme réactionnaire et rétrograde, mais prophétique, à relire avec le recul que nous donne la connaissance de l’histoire du XXème siècle), et les encycliques du pape Pie XI (Non abbiamo bisogno, Mit brennender Sorge, Divini Redemptoris, …). Certains des principes du Syllabus (comme la référence à un droit naturel contre lequel les États ne peuvent rien), constituent même le fondement du procès de Nuremberg, comme si le monde était incapable de sagesse et avait eu besoin, pour comprendre, du pouvoir révélateur de l’horreur. La clairvoyance de l'Église catholique n'empêche pas notre société d’avoir une sympathie suspecte pour des idées diamétralement opposées, selon lesquelles elle aurait plutôt favorisé le nazisme, alors qu’aucune entité constituée ne s’y était, à l’époque où cela comptait, opposée avec autant de constance et de force. Serait-ce parce que de nos jours, sous le règne de l’idole individualiste, l’Église catholique est, de nouveau, seule à se battre contre l’idole régnante, et qu’il faut, à tout prix, la décrédibiliser ? Vous noterez que, curieusement, une autre encyclique, moquée et ridiculisée (comme l’avait été en son temps le Syllabus), cristallise les positions dans le combat contre l’idole individualiste – Humanae Vitae, que le pape Paul VI a publiée en juillet 1968. Eh oui, il n’a pas fallu vingt-et-un ans à l’Église catholique pour prendre position, avec une lucidité qui force le respect, sur les problèmes de son temps... Nous y reviendrons.

Le Pacte des Idoles à échelle réduite

Je me référais, dans la préface du Pacte des Idoles, à la géométrie fractale de Benoît Mandelbrot. L’un des intérêts de l’œuvre de Mandelbrot est qu’elle met en lumière la reprise dans la nature, à diverses échelles, des mêmes structures et schémas itératifs – ce qui constitue le cœur de la géométrie fractale. Voyons donc si le schéma du Pacte des Idoles s’applique aussi à une échelle plus petite.

Le Pacte des Idoles décrit le mécanisme du "politiquement correct" appliqué à l’échelle de la succession des idoles, le remplacement d’une idole déchue par une nouvelle idole régnante, un processus qui enjambe aisément plusieurs siècles, et où les générations des fils ont effectivement succédé aux générations des pères, sans contemporanéité. Je formule ici l’hypothèse que les remous occasionnés par l’affaire dite "Matzneff" nous permettent d’observer, à plus petite échelle, un phénomène similaire, celui d’une idole régnante qui, sur un laps de temps bien plus bref, et en présence de générations contemporaines, change de masque, à la manière d’un serpent qui fait sa mue. Nous nous trouvons ici, cette fois, dans une séquence dont la durée n’excède pas quelques décennies, avec des sacrifices qui ne sont pas des meurtres (mais des atteintes à la personnalité, et à l'intégrité sexuelle), et dont les acteurs sont encore en vie, et concernés de près par le changement de masque. Les conditions d’observation sont donc meilleures qu’en cas de changement d’idole, événement qui se produit, en principe, après une catastrophe majeure (telle que la Seconde guerre mondiale) qui laisse derrière elle un champ de ruines peu propice à l’observation sociale.

Mon hypothèse est la suivante.

Nous vivons aujourd’hui sous le règne de l’idole individualiste, qui a accédé au trône dans les années 1950-1960, et qui est toujours notre idole régnante. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir comment toute critique de l’avortement fait bondir les vaillants chevaliers du "politiquement correct", si sûrs de leur pureté morale. La Constante du Pharisien est encore solidement verrouillée sur l’idole déchue du nationalisme, qui protège l’idole régnante de l’individualisme : il s’agit, systématiquement, de dénoncer dans le moindre fait divers le fantôme de l’Holocauste, et d’avorter à tour de bras. Les exceptions à ce principe sont très rares.

Les idées qui sous-tendent le Rapport de la Commission d’experts sont typiques de l’idéologie de "libération sexuelle" que l’on prête communément aux années 1960-1980. Puisque le processus a lieu à plus petite échelle, les sacrifices ne sont pas aussi sanglants que ceux des guerres nationalistes, de l’Holocauste (consentis à l’idole nationaliste), ou de l’avortement (sacrifice toujours en cours). Les enfants concernés par ces sacrifices, dans les atteintes pédophiles, ne sont en général pas tués. Ils sont sacrifiés, détruits, blessés à des degrés divers, mais pas littéralement tués. Cette idéologie mensongère a tourné à plein régime durant deux ou trois décennies. Le temps que les victimes puissent se faire entendre, que certains scandales retentissants (Marc Dutroux, Outreau,…) qui, eux, ont connu des morts, viennent tordre le cou à l’idée que ces actes ne seraient "pas graves", ou moins cas échéant que les séquelles d’un témoignage devant un tribunal. Tel est le pouvoir révélateur de l’horreur.

Évidemment, la pédophilie n’a pas attendu les années 1960 pour exister. Mais il a fallu une certaine mentalité, propre à cette époque, pour que la société, à la faveur d’une idéologie mensongère, accepte de "couvrir" ces actes (qui sont toutefois restés formellement des infractions pénales), et en fasse ainsi des crimes collectifs (c’est-à-dire des infractions qui ne sont plus considérées comme telles, ou dont les auteurs ne sont pas poursuivis), bref, des infractions dont les auteurs n’ont ni socialement ni institutionnellement eu besoin de se cacher.

Le revirement des mentalités, sur la dangerosité (et donc, le caractère nocif) de la pédophilie, s’est produit dans le courant des années 1990, pour se préciser dès les années 2000. Il se manifeste par la prolongation des délais de prescription, et le durcissement de la pratique judiciaire. Mais ce n’est que bien plus tard, en fait, à peine maintenant, que le problème pourrait être considéré dans toute son ampleur. À cet égard, il faut bien se rendre compte qu’en dépit du phénomène "me too" (qui donne à l’enfant – infans, celui ou celle qui ne parle pas – devenu homme ou femme, l’occasion de parler), et en dépit d’une certaine volonté qui s’affiche de "libérer la parole", la société ne fait aucun effort pour prendre la mesure du problème, et tente encore de pointer son doigt vers certains individus ou milieux, dont il faut impérieusement se distancier soudain. Alors que les actes commis par ces individus, ou dans ces milieux, ont toujours été connus, tolérés, et parfois même approuvés par ceux-là même qui subitement font la grimace et froncent le sourcil. N’aurait-il pas été plus utile, et plus courageux, pour tous ceux et celles qui "savaient", de faire preuve de fermeté et de rigueur un peu plus tôt ? L’égarement collectif, préparateur du crime collectif, concerne la société dans son ensemble. Et, au moment où une idole dépose son masque, la plupart des gens semblent ne pas avoir su ce qui se passait. C’est d’ailleurs bien pour cela que tant de monde ressent soudain le besoin de s’exprimer, de s’expliquer, et surtout de se distancier. Personne, en effet, ne se sentirait obligé de se distancier d'un braqueur de banque. Cela n’est pas innocent – et prodigieusement intéressant car on se trouve là au cœur de la construction du mythe – il faut s’arranger pour que la société ait été innocente, et que les crimes n’aient été le fait que de quelques individus ou milieux. J’irai jusqu’à inclure, dans mon hypothèse, que ce n’est pas non plus tout à fait un hasard si les médias – qui sont légion – n’ont pas mis la main sur le Rapport de la Commission d’experts (ou sur les rapports équivalents qui ont été émis, sans nul doute, dans tous les pays occidentaux à la même époque). Il existe une force sociale dont le but est de consolider le mythe du progrès moral en stigmatisant certains individus seulement, mais surtout pas toute la cohorte complaisante des complices, et des témoins muets, sans le concours desquels le scandale n’aurait jamais eu lieu dans cette ampleur.

Sans vouloir nullement défendre les personnes qui sont aujourd’hui rattrapées par leur passé, il me semble intéressant de regarder aussi la société dans laquelle elles ont évolué, dans laquelle elles évoluent encore, et qui n’est pas étrangère – loin s’en faut – aux actes qu’elles ont pu commettre impunément. À bien des égards, la mise en accusation unanime d’un homme comme Gabriel Matzneff, quoique parfaitement légitime, n’est, elle non plus, pas si innocente que cela. Il y a du bouc émissaire dans Gabriel Matzneff. Il y a la volonté de se décharger des crimes d’une société en se débarrassant d’un seul homme, ce qui permet en principe à tous les autres de se racheter une conscience à petit prix. On a pu ainsi lire, dans tant d’articles, que maintenant, nous respectons les enfants, maintenant, nous faisons juste, maintenant, nous sommes une époque éprise de lumière, de parole et de vérité. Comme c’est valorisant. Comme c’est mythique ! Ou faudrait-il lire dans la bonne conscience de cette autocongratulation le signe de l’hypocrisie, et craindre que "les fils [ne] répètent les crimes de leurs pères précisément parce qu’ils se croient moralement supérieurs à eux" ?

Poursuivons donc plus avant l’hypothèse.

Et si la mise en évidence, la mise en scène, de cette bonne conscience, n’était qu’un leurre ? Et si l’inévitable sentiment d’hypocrisie, derrière les subites voltefaces dont nous avons pu être les témoins, ne dévoilait pas quelque chose de bien plus intéressant ? Et si l’incapacité, le refus d’aller au fond des choses, la volonté de tout présenter comme de petites anecdotes (au lieu de mettre en lumière et d’exposer la parole scandaleuse des experts officiels de l’époque – qu’aucun média institutionnel n’a su dénicher) n’avait pas pour but de préserver des rouages qui sont encore bien utiles ? Cette apparente amnésie me semble quoi qu’il en soit des plus significatives.

Il faut, ici, s’arrêter quelques instants, pour bien comprendre à quel point le moment est périlleux pour l’idole individualiste. Dépouillée du masque de la pédophilie, elle risque de se retrouver subitement exposée, de surcroît dans un domaine que l’on a toujours considéré comme un problème affectant en première ligne son ennemie naturelle, l’Église catholique… D'ailleurs, imaginons une seconde que le Rapport de la Commission d’experts, cité plus haut, soit en fait un document interne de l’Église catholique. Quelque chose me dit que les chevaliers du "politiquement correct", au service de l’idole individualiste, n’auraient pas manqué de trouver ce Rapport. D’une certaine manière, il ne faut pas trop creuser le passé. Ressemble-t-il trop à ce qui se fait encore aujourd’hui ?

On peut certes dire que c’était une "autre époque", mais en sommes-nous aussi sûrs que cela ? Au même titre que les idoles se succèdent (l’ancienne servant de rempart à la nouvelle), est-il possible qu’une même idole, une fois démasquée par l’extravagance de ses serviteurs, change de masque ou de livrée pour s’assurer la discrétion nécessaire à la poursuite de son règne ? Le masque de la jouissance sexuelle sans limite (qui est l’une des faces de l’individualisme), est sans doute tombé récemment dans la révélation du tort que la "libération sexuelle" (la licence des satyres), a pu causer aux enfants, aux jeunes, et aux femmes. Mais ce masque a tenu, longtemps, grâce aux beaux discours qui l’accompagnaient, et que l’on lit, en filigrane, jusque dans le Rapport de notre Commission d’experts (révélateur d'une mentalité autorisée et bien présente à l’époque). La banalisation de la pédophilie avait, il faut le voir et le dire, un fondement intellectuel et moral bien précis. Il s’agissait de "progrès". Il s’agissait de lutter contre la morale, contre la pudeur, contre des règles décriées comme obscures et devenues inutiles dans un monde enfin libre et éclairé.

Ce parti-pris d’un prétendu "progrès", d’un monde enfin libéré de règles obscures et inutiles (que l’on appelle peut-être, aujourd’hui, "patriarcat" ?), force est de constater qu’il est encore bien présent, et qu’il est encore, aujourd’hui, au service de l’idole individualiste, qui n’est pas encore déchue. Les enfants sont encore sacrifiés à cette idole, qui est bien notre idole régnante. Je ne parlerai pas ici de l’avortement (qui boxe évidemment dans une autre catégorie), mais j’évoquerai, plus simplement, les situations où les enfants se retrouvent victimes du culte de l’individu. Le divorce est perçu comme un progrès, pas seulement dans les situations où le maintien de la vie commune est objectivement intolérable (qui existent bel et bien), mais de façon générale, comme outil de liberté – les parents peuvent "refaire leur vie" (dit-on, pour banaliser la situation) – mais rares sont les séparations harmonieuses, et bien souvent les enfants sont les victimes (pas collatérales, mais directes, calculées, instrumentalisées) de la guerre que se livrent leurs parents, sous la surveillance ou la direction de services sociaux qui font ce qu’ils peuvent, mais qui sont rarement inspirés par d’autres doctrines que celles de l’individualisme. Sachant que leurs locaux ne sont jamais très éloignés du planning familial, on peut légitimement douter de leur capacité de juger du "bien de l’enfant". Sauf si l’on veut être complaisant, ce qui serait incompatible avec mon exigence de bienveillance critique. Il existe ainsi une sorte de fond de roulement de l’idole individualiste – la dîme perçue sur les rendements ordinaires de ce qu’elle nous vend pour un progrès social, et que la plupart des gens, peu réfléchis mais pas foncièrement malhonnêtes, achètent de bon cœur. Il n’y a là rien de vraiment exceptionnel. Le schéma se répète à des degrés de gravité divers, sous des formes diverses, mais il s'agit bien toujours du même schéma. Sous le règne de l’idole nationaliste, ce fonds de roulement existait aussi – les victimes sacrifiées à l’idole nationaliste ne furent pas seulement des jeunes gens envoyés dans la boucherie des champs de bataille. Je pense aussi à ceux que l’on appelle les "enfants placés" (les Verdingkinder), retirés à leurs familles par l’État pour le bien de la société, dans le but d’éviter qu’un mode de vie contraire à la norme sociale ne perdure. Je ne doute pas une seconde qu’il y ait eu, derrière ces graves erreurs, une certaine volonté de bien faire. Mais cela n’a pas empêché la Confédération suisse de créer, tout récemment, un fonds d’indemnisation pour les victimes de ces placements d’enfants. Preuve, peut-être, que nous aurions appris du passé, et que nous serions enfin devenus meilleurs que nos pères… ? Pas si sûr, si vous m’avez suivi jusqu’ici.

Puisque nous venons d’évoquer les sacrifices de basse intensité consentis à nos idoles, il faut souligner ici que l’idéologie pédophile ne faisait pas partie du fonds de roulement ordinaire de l’idole individualiste dans les années 1960-1980. Elle était "hors-norme", dans le sens où elle n’a jamais convaincu la majorité de la population, mais tout au plus (et quand même) une importante minorité visible et agissante. Aussi, gardons-nous d’imaginer qu’elle ait pu être remplacée par quelque chose d’anodin. Elle n’a pu être remplacée que par une idéologie d’un degré d’aberration similaire, et dont les promoteurs doivent, avec le même zèle – et, qui sait, peut-être les mêmes experts ? – nier la dangerosité.

Mon hypothèse est que l’idole individualiste, ayant perdu son masque pédophile, en porte depuis longtemps un autre. Elle a dû se choisir, sur le marché des idées, dans les courants "progressistes" qui se tiennent à son service, un masque grotesque, quelque chose de "hors norme". L’idéologie du "genre" me semble une candidate très convenable pour ce rôle. Il est difficile en effet de trouver mieux (c’est à dire plus bas) dans les rayons de l’insulte à l’intelligence. Façonnée par de pseudo-experts, subventionnée, intolérante, virulente et revendicatrice, l’idéologie du "genre" bénéficie, elle aussi, de la complaisance des médias et des gens à la mode, qui n’ont pas encore remarqué qu’il n’en reste – dans le monde de la logique – plus une miette après le mouvement "me too", qui est on ne peut plus "genré". L’idéologie du "genre" pourrait bien être la nouvelle aberration sur laquelle l’idole individualiste compte aujourd’hui pour recevoir son lot de sacrifices.

Les choses, d’ailleurs, se passent très bien pour elle sur ce plan. Des institutions étatiques, toujours à la page, à l’écoute de la dernière mode, ne sont-elles pas sur le point d’autoriser le placement d’enfants dans des situations où la nature ne les aurait jamais placés ? Un père et une mère, deux pères, deux mères, au-delà des situations individuelles qui échappent à tout jugement (car – oui – on peut être heureux dans n’importe quelles circonstances théoriques), il faut bien dire que l’idéologie du "genre", qui est une pseudoscience grotesque, est sur le point de convaincre l’État de favoriser le placement d’enfants dans des situations artificielles sans qu'il ait les moyens d’en anticiper les conséquences.

Et pourtant, le recul et l’expérience ne manquent pas, avec ceux que l’on appelle les "enfants placés", avec mille scandales d’enfants vendus à l’adoption, avec les experts dont je citais plus haut le Rapport, avec les gens à la mode qui se moquaient de Denise Bombardier et soutenaient un Gabriel Matzneff. Est-il bien raisonnable de se plier sans autre à un énième discours "progressiste" dont il est hautement vraisemblable, vu son degré d’aberration, que les promoteurs se fassent tôt ou tard rattraper par l’histoire ? Ou alors faudrait-il, par précaution, constituer déjà maintenant les réserves qui alimenteront les fonds d’indemnisation que d’autres créeront, pour réparer les erreurs d’aujourd’hui, lorsque dans trente, quarante ou cinquante ans, on se rendra compte – ô surprise ! – que ce n’est pas un hasard si les enfants ont en principe un père et une mère ?

Sur la base des réflexions qui précèdent, il ne me semble pas absurde d’imaginer un lien entre le malaise qui entoure l’abandon brutal de Gabriel Matzneff par son milieu et la nécessité de favoriser la continuation du culte de l’idole individualiste, sous une autre forme. Il faut rompre avec le passé, mais sans s’y intéresser de trop près, si l’on veut protéger le culte d’aujourd’hui. On est donc bien dans le sacrifice d’un bouc émissaire, dans le mythe, dans l’hypocrisie des pharisiens. Je pense avoir mis là le doigt sur quelque chose d’intéressant, et conserve cette hypothèse, comme connaissance expérimentale et provisoire, que j’essaierai d’appliquer, si j’en ai l’occasion, à d’autres circonstances sociales et anthropologiques. Mais, pour l’heure, poussons la réflexion encore plus loin, et osons une petite incursion au-delà des frontières des phénomènes sensibles.

La mue de l’antique serpent, ou l’ADN de Satan

L’approche proposée ci-dessus est évidemment hautement spéculative. Mais je ne pense pas qu’on puisse lui reprocher un manque d’ancrage dans le réel. Elle permet en effet d’expliquer – en passant par une hypothèse certes originale – un certain nombre d’événements et circonstances qui sinon demeurent sans explication. Cette approche me permet de mettre en lumière, de façon plus claire encore que ne le faisait Le Pacte des Idoles, le mécanisme de succession qui, à mon avis, assure la pérennité du règne des idoles. Il me semble indéniable que ce mécanisme, dont on peut relever la trace à diverses échelles, joue un rôle important dans l’histoire concrète qui se déroule sous nos yeux et à laquelle nous sommes, chacun et chacune, partie prenante.

Aussi, je souhaite pousser encore plus loin la réflexion, et vous proposer de passer sur le versant spirituel, ou métaphysique, de l’histoire. Je vous recommande la lecture, sur les sujets qui vont suivre, de deux ouvrages (parmi d’autres) qui pourraient constituer un bon point de départ : Le Chrétien et l’histoire, de Theodor Haecker (paru en allemand en 1935, et dont il existe des traductions), et les sermons que John Henry Newman a consacrés à l’Antéchrist (traduits en français et recueillis en un volume chez Ad Solem, en 1995, sous le titre L’Antichrist). S’il faut prévenir d’éventuelles réticences, ces vieux textes ont parfaitement résisté aux moisissures (contrairement au Rapport de la Commission d’experts), et ils sont bien plus éclairants que toute la production des plumes "progressistes" de notre époque.

"Au commencement" de cette petite incursion, tournons-nous vers le début, la genèse de notre affaire, que je situe dans l’attitude intellectuelle qui sous-tend le Rapport de la Commission d’experts, et, plus généralement, le courant "progressiste" révélé et fixé par le Rapport. Sur un plan totalement théorique (mais avec des conséquences dramatiques et concrètes dans la vie réelle), les affirmations des experts visent la substance même de la morale. En attestant faussement de la bénignité des faits, plus encore qu’en pérorant doctement sur l’évolution des mœurs, les experts invitent à voir la morale comme une vaine chicane, un obstacle au bonheur dont il est juste de vouloir se libérer. Si un acte n’a pas de conséquences, s’il n’est pas grave, alors au nom de quoi une prétendue "morale", relique poussiéreuse de siècles obscurs, pourrait-elle l’interdire ? Qu’y a-t-il alors, derrière la morale, d’autre que des mensonges destinés à brimer les gens et à empêcher leur bonheur ? A vrai dire, avec le recul que nous avons aujourd’hui, comment ne pas entendre, dans la certitude libératrice des experts, l’écho d’un très vieux discours, celui que tient l’antique serpent au pied de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ?

Dans la tradition catholique (telle que me l’ont transmise plusieurs générations de femmes dans ma famille), Satan, le serpent, se fait tour à tour séducteur, puis accusateur. C’est le même qui séduit, et le même ensuite qui accuse, se mettant aux premières loges pour mieux jouir de la chute du pécheur. Cela n’atténue en rien, évidemment, la responsabilité de l’homme qui l’écoute, car Satan (l’une des trois forces agissantes de l’histoire, selon Theodor Haecker) ne peut rien sans le concours de l’homme, qui a la possibilité, à chaque instant, de lui dire non.

N’est-ce pas un même mécanisme qui d’abord encourage un Gabriel Matzneff pour finalement le broyer sur la place publique ? Ceux qui l’écrasent ne sont-ils pas aussi ceux qui l’avaient porté ? Et ne l’écrase-t-on pas uniquement pour donner le change, pour sauvegarder la continuation du culte de l’idole individualiste, sous une autre forme ? Où sont-ils, aujourd’hui, les experts, et autres "progressistes" qui étaient si sûrs d’avoir raison, au point de se moquer publiquement du bon sens (et du respect du droit) dont se réclamait une Denise Bombardier ? Comme une vapeur, il se sont dissipés. Ils n’ont jamais existé. Il ne faut surtout pas retrouver les rapports qu’ils publiaient aux frais du contribuable. Les brutales voltefaces du milieu qui a porté Gabriel Matzneff correspondent à l’expulsion violente d’un bouc émissaire, qui doit être sacrifié pour la survie du groupe. Les actes de l’homme et son œuvre étaient connus, et illicites, depuis toujours. On a publié ses livres, on en a fait la promotion, on a banalisé ses idées et son mode de vie. On est allé jusqu’à lui décerner – encore récemment – un prix littéraire pour que ses livres se vendent un peu mieux. On lui a versé une pension. Et soudain tout s’arrête du jour au lendemain.

"Comment Satan peut-il expulser Satan ?" demande le Christ, voulant nous faire comprendre que ce n’est pas vraiment possible. Satan s’expulse lui-même, mais il ne le fait qu’en apparence, car, dans les coulisses, c’est bien lui qui organise la mise en scène et le changement de masques. Il s’expulse à la façon d’un serpent qui fait sa mue, laissant sur place sa vieille peau inerte et inoffensive (l’idole déchue, le masque arraché). Mais le serpent est toujours là, incognito avec sa nouvelle peau (l’idole régnante, le nouveau masque). Il a pris place parmi ceux qui se réjouissent du supplice de ses propres adorateurs trompés. Telle est la solitude, injuste à certains égards, d’un homme comme Gabriel Matzneff, qui, du temps de sa gloire, était en bien meilleure compagnie. Tous les lâches sont là, maintenant, pour le lyncher. Tous déclarent du bout des lèvres avoir compris que c’était faux, en des termes qui nous rappellent au passage que "les fils répètent les crimes de leurs pères précisément parce qu’ils se croient moralement supérieurs à eux". Tous, évidemment, continuent d’adorer l’idole individualiste.

Je place ici la dernière touche de mon hypothèse, et sans doute la plus audacieuse. Si des physiciens, dont les travaux coûtent des milliards de dollars, ont pu, en parlant du boson de Higgs, évoquer la "particule de Dieu", rien ne m’empêchera de voir, dans le mécanisme que je décris ci-dessus (l’encouragement à s’égarer, puis le lynchage du fautif, dans le but de cacher un nouvel égarement), un fragment de l’ADN de Satan, ou, à tout le moins, la trace que laisse dans l’histoire sa démarche de crabe au sabot fourchu.

Ah, et j’oubliais Paul VI…

Je me rends compte que j’ai peu parlé de l’Église catholique, figure essentielle de la lutte contre les idoles. Rappelons simplement qu’à peine deux mois après Mai 68, le pape Paul VI publiait, contre l’avis d’un certain nombre d’experts (encore eux…) consultés par l’Église, l’encyclique Humanae Vitae, qui est un texte très court et d’une grande portée prophétique. L’encyclique Humanae Vitae est, en principe, un objet de honte ou de moquerie. Mais il vaut la peine de le lire, aujourd’hui, soit 52 ans après le choc de sa publication, et de se remémorer, en parallèle, les extraits du Rapport de la Commission d’experts que j’ai traduits ci-dessus. Duquel de ces textes un citoyen suisse, catholique par hypothèse, devrait-il avoir honte? Force est de constater que le pape Paul VI n’a pas mis long à comprendre ce qui devait être dit. Contrairement aux doctrines des "progressistes", l’encyclique Humanae Vitae est juste, n'a pas pris une ride, et survivra sans encombre à toutes les affaires dites "Matzneff", et à tous les mouvements "me too".

Le lecteur du Pacte des Idoles ne s’étonnera pas une seconde que notre société ait pu essayer de faire passer la pédophilie pour un problème essentiellement catholique, alors qu’il apparaît très clairement, aujourd’hui, que l’Église catholique était au contraire en première ligne dans la lutte contre les méfaits de la prétendue "libération sexuelle", pour laquelle roulaient quantité de "progressistes" qui n’ont jamais été inquiétés. Il me semble raisonnable d’affirmer, comme une hypothèse, que si la lumière sur les affaires de pédophilie est venue d’abord dans l’Église catholique, c’est qu’en dépit de tous les crimes qui ont pu se commettre en son sein, il y demeurait une plus grande considération pour la vérité que dans d’autres cercles. On doit s’attendre, sur cette base, à ce que les "révélations" touchent désormais tous les milieux.

Il faut noter ici que la défense des victimes est rarement exempte d’arrière-pensées, ou de calculs. D’abord, face au mal, l’être humain se défend toujours en l’imaginant loin de lui. Ainsi, le mal est toujours lié à des circonstances qui affectent surtout les autres. Ce sera le célibat des prêtres, par exemple, pour asseoir l’idée qu’il y a peu de risques de voir la pédophilie ailleurs que dans l’Église catholique. Ensuite, la défense des victimes sert aussi parfois à faire avancer des causes, ce qui équivaut à abuser d’elles une nouvelle fois. Dès que l’on a pu identifier, en fonction des intérêts que l’on sert depuis toujours, une quelconque cause censée expliquer les abus, la défense des victimes est alors détournée pour servir ces mêmes intérêts. Enfin, et plus généralement, on défend souvent une victime pour en cacher une autre (ce qui constitue le thème fondamental du Pacte des Idoles). Tout cela est prévisible et normal. Évitons simplement d’être dupes. Et sachons que le prince de ce monde ne se tient jamais bien loin des lieux où les hommes se disputent sa succession.

L’Église catholique a, de toute évidence, gravement manqué à ses obligations. Ses manquements sont d’autant plus douloureux qu’ils ont eu lieu dans une institution qui disposait de tous les outils nécessaires à la compréhension de la gravité des actes dont elle a voulu nier et cacher la commission, et d'autant plus graves que l'Église, en trahissant la vérité, a trahi le Christ. C’est à juste titre que le scandale est plus grand quand il la touche, elle, plutôt qu’une institution purement séculière. En cela, l’ampleur du scandale l’honore, à la façon d'une remise à l'ordre prophétique, car elle manifeste à tous, et lui rappelle à elle, que les hommes, même malgré eux, continuent d’attendre d’elle davantage que des autres institutions, dont la corruption ne les étonne évidemment pas. L'Église catholique, et ses membres, ont en cela une responsabilité accrue.

Mais ce redoutable privilège, César ne peut pas sans autre le retourner contre l’Église. Car il doit lui aussi respecter ses propres règles, et bien se rendre compte que, contrairement à l’Église catholique, il a lui longtemps financé la propagation d’idées contraires à son propre droit, contraires au droit naturel, et qu’il a ce faisant directement favorisé la commission des infractions qu’il souhaite poursuivre aujourd’hui, comme rétroactivement, après des décennies de complaisance. César n’est, sur ces questions, plus nécessairement le juge impartial dont on peut attendre la justice.

Et l’ogre, dans tout ça ?...

De son côté, César doit donc lui aussi assumer l’incurie avec laquelle il a traité ces questions, et il ne peut pas non plus oublier ses propres manquements, s’il ne veut pas faire fi des victimes d’autrefois, de celles d’aujourd’hui, et de celles de demain qu’il prépare en ce moment. Il ne sert à rien de s’émouvoir des crimes du passé, de faire mine de s’inquiéter des victimes d’autrefois, si c’est pour ignorer que l’ogre, juché sur sa fontaine (pour nous appeler à nous en laver les mains ?), en pleine rue, continue aujourd’hui d’engloutir aux yeux de tous son gargantuesque repas (cf. illustration, la fontaine de l’ogre (Kindlifresserbrunnen), à Berne).

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