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Délinquance judiciaire: de l'opacité à la confiance?

18 mai 2020

Les turbulences politiques de 2019 avaient permis au pouvoir judiciaire de se poser en sauveur des institutions genevoises. Moins d’une année plus tard, deux affaires politico-judiciaires hors norme (l'arrestation vraisemblablement arbitraire d'un membre du parlement, puis le classement généreux d'une infraction contre les devoirs de fonction qui selon la loi avait pourtant le poids d'un crime) ont dégonflé cette illusion. Alors que l’État, à la faveur d’une pandémie, est devenu plus puissant que jamais, une question s’empare de l’intelligence et du cœur de chaque citoyen : le Léviathan est-il devenu hors de contrôle ? Cet article ouvre une série d’enquêtes et réflexions sur un sujet aussi tabou que passionnant : la délinquance judiciaire.


Contrairement à une idée assez répandue, la notion d’État de droit ne désigne pas un État qui serait gentil, docile à des idées "progressistes", et forcément dans la veine de la social-démocratie. Elle désigne, simplement, un État dans lequel le pouvoir s’exerce conformément aux règles qu’il s’est données. Ainsi, l’État de droit ne se reconnaît pas au contenu de sa politique, mais à l’intégrité des mécanismes de contrôle qu’il a mis en place pour surveiller la manière dont le pouvoir s’exerce en son sein.

La Suisse est un État démocratique qui s’est construit, sans rupture notable, en application du principe de subsidiarité. Au fil d’une histoire qui a commencé bien avant 1874, 1848 et même 1291, des collectivités locales ont mis en commun la gestion de certaines ressources et de certains risques (notamment les effets de la météo sur les cultures, dans les premières sociétés d’allmend), et la collectivité n’a jamais eu davantage de pouvoir que celui que ses membres avaient décidé de lui concéder. De cette histoire découle le principe constitutionnel de la légalité, qui reconnaît que l’État n’est pas premier (il ne préexiste pas à l’ensemble des citoyens), et que par conséquent l’État peut agir uniquement si une base légale l’y autorise. Ainsi, l’activité privée et l’activité étatique se distinguent par la parfaite asymétrie de leur fondement juridique respectif : le privé a le droit de faire tout ce qui ne lui est pas interdit par une loi, alors que l’État a le droit de faire seulement ce qui lui est permis par une loi.

Dans le fonctionnement d’un État de droit (caractérisé, je l’ai dit, par l’intégrité de ses mécanismes de contrôle), le pouvoir judiciaire tient une place particulière, car il joue, de façon plus immédiate que les autres pouvoirs (législatif et exécutif), un rôle de surveillance. Le pouvoir judiciaire est l’arbitre de nombreux conflits. Il lui revient de déclarer, avec cette force exécutoire qui ouvre le recours à la force brute, ce qui est juste et ce qui est faux, selon la loi. On l’appelle souvent "la justice" (et il aime d’ailleurs s’appeler ainsi), alors que rien, fondamentalement, n’empêcherait un parlement ou un gouvernement de se réclamer eux aussi de cette vertu cardinale. Le pouvoir judiciaire se trouve ainsi au croisement d’importantes lignes de force : l'aspiration fondamentale de toute personne pour la justice, le respect naturel de l’homme de bien pour les organes de la justice (qui sont, un peu plus que les autres, au-dessus de tout soupçon), l’exercice d’un pouvoir ouvrant la voie à l’usage légitime de la force brute, une position surplombante de surveillance de l’État et des citoyens, la concentration d’un pouvoir important sur un petit nombre de personnes (choisies dans un cercle plus fermé, et plus souvent cooptées, que dans les autres pouvoirs)... Sans aller jusqu’à dire avec Tolkien "un anneau pour les gouverner tous, un anneau pour les trouver, un anneau pour les amener tous et dans les ténèbres les lier", il semble évident que le pouvoir judiciaire est celui qui est le plus exposé au risque de se corrompre, s’il n’est pas lui-même surveillé. Imaginez le danger si l’anneau du pouvoir judiciaire devait en plus rendre son porteur invisible !

Comment, donc, le pouvoir judiciaire est-il surveillé ?

Notre ordre juridique, qui est assez bien fait, a mis en place divers moyens et procédures destinés à assurer la surveillance des autorités judiciaires.

D’abord, il assure à chaque personne des droits dont le respect est garanti par la Constitution. En plus du principe de la légalité (art. 5), je mentionnerai le principe d’égalité devant la loi (art. 8), la protection contre l’arbitraire (art. 9) et les garanties générales de procédure (art. 29), qui sont les principaux remparts du citoyen contre les possibles excès du pouvoir judiciaire. Ces principes sont très vite écornés aussitôt qu’une autorité sort, un tant soit peu, de son rôle. Leur ancrage dans la Constitution signale on ne peut plus clairement leur rang dans la hiérarchie des normes juridiques que toute autorité a pour obligation d’appliquer. Les garanties générales de procédure (art. 29) complétées par les garanties de procédure judiciaire (art. 30) sont éclairées par la jurisprudence rendue au sujet de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), disposition relative au droit à un procès équitable, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure.

Ensuite, les règles de procédure ont pour but de donner corps à ces principes constitutionnels, afin qu’ils deviennent réalité dans la pratique de la justice. Ainsi, les règles de procédure ne sont pas accessoires. Elles sont essentielles à la mission de la justice, car seul leur respect permet de donner à la vérité une chance de se manifester. Rien n’est plus faux que de croire qu’on peut les violer si on a raison, ou que le fond guérit nécessairement la forme ("ses droits ont été violés, mais ce n’est pas grave car il est coupable").

Enfin, l’activité des magistrats est, elle-même, bien évidemment soumise au droit. Les magistrats prêtent un serment par lequel ils s’engagent en particulier à se "conformer strictement aux lois" (selon les termes de notre Loi cantonale sur l’organisation judiciaire), ce qui signifie on ne peut plus clairement qu’ils ne sont pas habilités à prendre de décisions fondées sur leurs propres idées ou leurs propres envies. Le pouvoir du magistrat, n’est, de fait, pas une onction personnelle. Il s’exerce dans les strictes limites de la loi (ce qui inclut tous les principes constitutionnels, y compris la proportionnalité, les garanties de procédure, l’interdiction de l’arbitraire et l’égalité devant la loi, pour citer ceux qui à ma connaissance sont le plus souvent malmenés). L’activité des magistrats est par ailleurs bien évidemment concernée par des dispositions du code pénal telles que (i) l’abus d’autorité (article 312) qui devrait s’appliquer lorsqu’un magistrat, par la violation des devoirs de sa charge, fait un usage illicite de son pouvoir dans le dessein d’accorder à autrui une faveur ou de lui nuire, (ii) la violation du secret de fonction (article 320), ainsi que (iii) toutes les infractions liées à la corruption (articles 322ter et suivants), étant ici rappelé qu’un "avantage indu", notion centrale en droit de la corruption, ne se limite pas à une valise de billets, mais couvre aussi le jeu dit des barbichettes (grâce auquel, par hypothèse, telle autorité ou personne fermerait les yeux sur tels faits dans la compréhension commune qu’une autre autorité ou personne fasse de même en relation avec d’autres faits). Ces considérations sont évidemment purement théoriques, puisque l’existence de délinquance judiciaire n’est pas attestée dans notre pays.

Ces derniers temps s’est posée parfois la question de savoir qui pourrait bien être habilité à enquêter sur d’éventuelles infractions commises par des magistrats. La réponse à cette question est très simple.

Il existe, au niveau fédéral, une obligation de dénoncer libellée en ces termes : "Les autorités pénales sont tenues de dénoncer aux autorités compétentes toutes les infractions qu’elles ont constatées dans l’exercice de leurs fonctions ou qui leur ont été annoncées si elles ne sont pas elles mêmes compétentes pour les poursuivre" (article 302 alinéa 1 du code de procédure pénale). Le deuxième alinéa de cette disposition complète : "La Confédération et les cantons règlent l’obligation de dénoncer incombant aux membres d’autres autorités."

À Genève, l’obligation de dénoncer au niveau cantonal fait l’objet de la disposition suivante : "Toute autorité, tout membre d’une autorité, tout fonctionnaire au sens de l’article 110, alinéa 3, du code pénal, et tout officier public acquérant, dans l’exercice de ses fonctions, connaissance d’un crime ou d’un délit poursuivi d’office est tenu d’en aviser sur-le-champ la police ou le Ministère public (art. 302, al. 2, CPP)" (article 33 de la Loi cantonale sur l’application du code pénal suisse et d’autres lois fédérales en matière pénale). C’est dire qu’à Genève, l’obligation de dénoncer s’est voulue large ("tout membre", de "toute autorité"), et automatique ("tenu d’en aviser sur-le-champ"), ce qui signifie que le système n’a pas voulu que des personnes non compétentes fassent elles-mêmes une enquête ou une pesée d’intérêts – aussitôt qu’elles ont un soupçon (il ne peut s’agir à ce stade de certitude), elles n’ont pas le choix, elles doivent aviser les autorités de poursuite pénale.

On pourrait évidemment se demander si, en matière de soupçons de délinquance judiciaire, il est approprié de devoir informer le Ministère public, qui fait lui-même partie du monde judiciaire. Cette question n’a toutefois pas à se poser, sauf s’il devait apparaître que le système est totalement vermoulu (ce qui n'est, à ma connaissance, pas le cas). En effet, les règles relatives à la récusation permettent en principe d’exclure que les procédures soient traitées par des personnes qui ont un intérêt à leur issue. Par ailleurs, les magistrats sont liés par leur serment même dans les situations où une éventuelle loyauté de caste, ou d’amitié professionnelle, leur ferait de l’œil. Voici le texte du serment des magistrats, fixé dans notre Loi cantonale sur l’organisation judiciaire, pour information, ou rappel :

Serment des magistrats du Ministère public : « Je jure ou je promets solennellement : d’être fidèle à la République et canton de Genève, comme citoyen et comme magistrat du Ministère public; de constater avec exactitude les infractions, d’en rechercher activement les auteurs et de poursuivre ces derniers sans aucune acception de personne, le riche comme le pauvre, le puissant comme le faible, le Suisse comme l’étranger; de me conformer strictement aux lois; de remplir ma charge avec dignité, rigueur, assiduité, diligence et humanité; de ne point fléchir dans l’exercice de mes fonctions, ni par intérêt, ni par faiblesse, ni par espérance, ni par crainte, ni par faveur, ni par haine pour l’une ou l’autre des parties; de n’écouter, enfin, aucune sollicitation et de ne recevoir, ni directement ni indirectement, aucun présent, aucune faveur, aucune promesse à l’occasion de mes fonctions. »

Serment des juges : « Je jure ou je promets solennellement : d’être fidèle à la République et canton de Genève, comme citoyen et comme juge; de rendre la justice à tous également, au pauvre comme au riche, au faible comme au puissant, au Suisse comme à l’étranger; de me conformer strictement aux lois; de remplir ma charge avec dignité, rigueur, assiduité, diligence et humanité; de ne point fléchir dans l’exercice de mes fonctions, ni par intérêt, ni par faiblesse, ni par espérance, ni par crainte, ni par faveur, ni par haine pour l’une ou l’autre des parties; de n’écouter, enfin, aucune sollicitation et de ne recevoir, ni directement ni indirectement, aucun présent, aucune faveur, aucune promesse à l’occasion de mes fonctions. »

Il serait ainsi très difficile de poser le principe d’un nécessaire dépaysement de procédure au moindre lien entre un magistrat (fût-il le plus haut magistrat) et une éventuelle infraction, sans jeter un doute immédiat sur la solidité du serment de tous les magistrats. Les magistrats genevois sont-ils l’équivalent d’un club de contemporains (qui vont en principe se couvrir si l’un s’est mal comporté) ou ont-ils prêté un serment qui les lie à la République et canton de Genève et prime ainsi les liens sociaux tissés dans le cadre de leurs activités professionnelles ? Le fait que le dépaysement ait été évoqué récemment (au sujet d’une affaire particulière) est, à cet égard, très inquiétant, en ce qu’il révèle des craintes concernant l’attitude générale attendue des magistrats... Nous y reviendrons.

Parmi toutes les autorités qui pourraient être appelées à signaler à la police ou au Ministère public des infractions commises par des magistrats, il en est une qui figure en première ligne, puisqu’elle a été instituée précisément pour assurer la surveillance de la magistrature judiciaire. Il s’agit du Conseil supérieur de la magistrature. Sa composition n’appelle aucun commentaire. Il est composé de personnes qui, chacune individuellement, a une obligation de dénonciation (du seul fait de son appartenance à cette autorité) et qui, pour la majorité, ont prêté un serment de magistrat.

Le Conseil supérieur de la magistrature a une mission très large. Cette mission lui est confiée par la Constitution cantonale genevoise, qui dispose à son article 125 alinéa 1 que "les magistrates et magistrats du pouvoir judiciaire sont soumis à la surveillance du Conseil supérieur de la magistrature". Ce principe est repris tel quel par l’article 15 de la Loi cantonale sur l’organisation judiciaire ("Les magistrats sont soumis à la surveillance du conseil supérieur de la magistrature (ci-après : conseil)"), avec quelques précisions sur la fonction du Conseil supérieur de la magistrature, qui "veille au bon fonctionnement des juridictions" (article 16 alinéa 1) et "s’assure notamment que les magistrats exercent leur charge avec dignité, rigueur, assiduité, diligence et humanité" (alinéa 2). On notera ici que la notion de "juridictions" fait référence aux diverses autorités judiciaires instituées par le droit genevois, tels que le Ministère public ou les divers tribunaux civils, administratifs et pénaux.

Dans le Règlement de fonctionnement qu’il s’est donné, le Conseil supérieur de la magistrature indique la façon dont il entend mener à bien sa mission, qui comprend un aspect disciplinaire et un aspect administratif. Les compétences en matière disciplinaire sont décrites à l’article 2 alinéa 1 dudit Règlement : "En matière de surveillance disciplinaire, le conseil a notamment les compétences suivantes : a) exercer la surveillance des magistrats du pouvoir judiciaire ; b) ouvrir et instruire toute procédure disciplinaire à leur encontre ; c) prononcer les sanctions et/ou les mesures visées aux articles 20 et 21" de la Loi cantonale sur l’organisation judiciaire. On aura remarqué le "notamment", étant rappelé que (i) quand bien même le Règlement de fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature (que celui-ci s’est donné lui-même) serait lacunaire, cette autorité conserverait, dans toute son ampleur, la mission que la Constitution cantonale lui a assignée et que (ii) bien évidemment une autorité en charge d’affaires disciplinaires est très bien placée pour se rendre compte de l’existence d’éventuelles infractions pénales (qu’elle se trouverait – au-delà de son propre pouvoir de sanction – dans l’obligation de dénoncer à la police ou au Ministère public s’il devait s’agir d’infractions poursuivies d’office). Notons encore que le Conseil supérieur de la magistrature est doté d’un pouvoir d’investigation étendu, puisqu’il peut notamment "en tout temps […] demander des informations aux présidents de juridiction sur les activités de leur juridiction" (article 12 alinéa 1 du Règlement) et "se renseigner sur l’activité de chaque magistrat en prenant directement des informations auprès de ce dernier" (alinéa 2). Cette autorité est donc, potentiellement, un outil de surveillance très performant.

Sur la base du rapide survol que nous venons d’effectuer, il semble indéniable que les dispositions légales relatives à la poursuite d’infractions éventuellement commises dans le domaine judiciaire sont bien conçues et qu’elles permettent (et même exigent) la dénonciation et la poursuite sans la moindre hésitation de telles infractions. Ce constat étant fait, il apparaît qu’une surveillance effective des institutions judiciaires est bien possible. Reste à s’entendre, ensuite, sur la notion de surveillance, qui peut recouvrir des réalités fort diverses – il suffit pour s’en rendre compte de regarder, un dimanche après-midi au parc Bertrand, comment certains enfants sont surveillés, et d’autres confiés à leur ange gardien.

Le problème de la surveillance des autorités judiciaires se pose, d’une part, sous l’angle du respect de la loi (cette surveillance est voulue par la Constitution cantonale, elle doit donc être assurée) mais, d’autre part aussi, du point de vue plus large des garanties procédurales, dans la mesure où la crédibilité de l’appareil judiciaire fait partie intégrante de la garantie d’un procès équitable selon les exigences de l’article 6 CEDH.

En effet, on doit juger de l’impartialité d’un tribunal en procédant par une démarche subjective (visant à déterminer si un juge se trouve ou non, concrètement, dans une situation où il a perdu son impartialité) et en y ajoutant une démarche objective (dont le but est de déterminer si la situation, telle que perçue par un tiers et indépendamment d’un cas concret, laisse subsister un doute légitime sur l’impartialité du juge). Dans cette démarche objective, même les apparences revêtent de l’importance, car la justice ne doit pas seulement être rendue, on doit aussi pouvoir constater qu’elle est rendue ("justice must not only be done, it must also be seen to be done"). Sur cette base, la seule crainte d’un manque d’impartialité peut suffire à faire récuser un tribunal.

C’est pour cette raison que je disais tout à l’heure que le réflexe de préconiser un dépaysement, dans un système judiciaire qui ne prévoit pas cette possibilité, constitue un symptôme inquiétant, en ce qu’il révèle que les justiciables s’attendent à ce que les magistrats violent leur serment (pour favoriser un collègue, ou par crainte de devoir charger un supérieur). C’est là une singulière marque de défiance. Et c’est très révélateur.

Retenons de ce qui précède que pour satisfaire aux exigences constitutionnelles (comprises à l’aune de la jurisprudence développée notamment en relation avec l’article 6 CEDH), l’appareil judiciaire doit non seulement être intègre, mais aussi être perçu comme tel.

Ce principe de la reconnaissance de l’intégrité n’est pas propre à la justice. Il s’applique à tous les systèmes d’évaluation et systèmes de contrôle, dans tous les domaines de l’activité humaine. Tout système de contrôle est fondé sur une modélisation de l’activité concernée. Il doit, au minimum :

a) identifier les risques qu’il a pour fonction de prévenir,

b) les répartir en catégories (dont le nombre dépend du domaine d’activité et de la mission de contrôle),

c) fixer pour chaque catégorie de risques un ou plusieurs seuils d’alerte, et

d) prévoir les réponses à apporter en cas de franchissement desdits seuils (réponses qui seront graduées de la recherche complémentaire d’informations aux diverses mesures de normalisation et sanction possibles en vertu des compétences des organes de contrôle).

J’ignore évidemment si les autorités chargées de surveiller le pouvoir judiciaire travaillent avec de tels modèles, et comment elles les appliquent, cas échéant. Ce qu’elles surveillent, ce qu’elles cherchent à savoir, ou pas, puisqu’il y a plusieurs manières de surveiller. Toutefois, le fait que ces deux affaires assez choquantes (d'arrestation arbitraire et de classement généreux) puissent se produire quasi-simultanément (sans réaction apparente) serait, dans toute industrie à risque, perçu comme le signe d’un défaut général de surveillance, et laisserait supposer que des incidents de moindre gravité pourraient bien se produire assez fréquemment tout en demeurant en-dessous de la couverture radar. Mais ce n’est là qu’une supposition, sur laquelle je reviendrai éventuellement dans d’autres articles.

Pour l’instant, abordons un autre aspect de la surveillance, qui est celui de l’opacité ou de la transparence des procédures de contrôle. Cette question se pose pour tout système de surveillance, et ne préjuge pas, à elle seule, de la performance du système de surveillance. On pourrait, en effet, faire le choix de l’opacité et garantir la crédibilité du système judiciaire (dans la démarche objective évoquée ci-dessus au sujet de l’article 6 CEDH) en réglant les problèmes à l’interne avec fermeté et sagesse tout en s’assurant qu’aucune défaillance ne soit visible de l’extérieur.

Cependant, lorsque le système surveillé doit être transparent (comme c’est le cas du système judiciaire), il est très risqué de choisir l’opacité. Une surveillance opaque permettrait en effet de maintenir la confiance dans le système uniquement dans deux situations : d’une part, si le système surveillé ne présente réellement aucune défaillance (auquel cas la transparence conviendrait aussi) et, d’autre part, à condition qu’il soit possible de maintenir une opacité absolue en toute circonstance (ce qui permettrait de maintenir en dépit de tout problème l’impression que tout va bien). On l’aura compris, ces deux situations ont fort peu de chances de se rencontrer dans la vie réelle. Mais il ne semble pas impossible que les autorités genevoises aient néanmoins opté pour ce pari, très risqué, de l’opacité.

Ce choix commence aujourd’hui à montrer ses limites. Il se murmure depuis longtemps que le Conseil supérieur de la magistrature n’est pas nécessairement l’autorité crainte qu’elle pourrait être compte tenu de sa mission. Le fait qu’aujourd’hui des observateurs s’entendent pour souhaiter qu’une enquête soit dépaysée (si elle devait s’étendre à un haut magistrat), alors que cette possibilité n’existe pas dans notre droit actuel, indique clairement que la confiance est en berne, au point que les règles semblent devoir être remises en cause.

De mon côté, je ne pense pas qu’il faille changer les règles, mais, au contraire, commencer enfin à les appliquer. Je doute en effet (et de façon très générale) que l’on se mette à respecter des règles nouvelles, si l’on se montre déjà incapable de respecter celles qui existent. Il est à craindre sinon que le dépaysement envisagé donne le change une fois, peut-être deux, et qu’il se conçoive ensuite comme un échange de bons procédés. Par ailleurs, exiger que le système judiciaire respecte la loi, n’est-ce pas, peut-être, la moindre des choses ?

Je ne crois pas, en outre, que la situation soit liée à des personnes, mais plutôt à un état d’esprit. La majorité des magistrats, sans le moindre doute, souhaiterait une justice plus transparente et plus respectueuse du principe de l’égalité de traitement (aussi à l’interne...), et s'exprimerait en faveur d'une surveillance dont on ne puisse pas imaginer qu'elle vise surtout à maintenir des illusions.


Le monde judiciaire se profile aujourd’hui comme un univers où la triade de l’emprise, de l’abus et de l’impunité semble avoir droit de cité. J’en parlerai éventuellement dans un prochain article, pour évoquer les victimes du système judiciaire, qui, même innocentes, peuvent avoir subi de telles violences qu’elles n’osent même plus venir s’en plaindre. Dans un système qui refuse de briser le tabou de la délinquance judiciaire, on peut comprendre, hélas, qu’elles choisissent de lécher leurs plaies dans un coin, tant il semble peu probable qu’elles soient écoutées. Mais c’est ainsi que s’érode encore la confiance dans la justice.

Pour conclure, il semble qu’il y ait deux façons de tenter d’établir la confiance : la transparence et l’opacité. Il s’agit de choisir entre la recherche de la vérité et la fabrication du mythe. La vérité, c’est la conscience des faiblesses de chacun, la recherche des failles, l’humilité face à la difficulté de la tâche, la reconnaissance des erreurs, la dédramatisation, la communication sur les mesures correctives, et la réparation. Le mythe, c’est la croyance en sa propre innocence, l’aveuglante négation de la possibilité même d’une erreur, la création d’un surhomme qui n’a pas de faille, et qui n’a donc jamais de comptes à rendre à personne.

Le choix du mythe est celui qui conduit très vite à penser que pour être indépendante, la justice doit s’affranchir de la loi. Elle risque alors de perdre la conscience d’être au service des hommes, de tourner en vase clos dans la satisfaction de ses auto-référencements, de se méfier de ceux qui la critiquent, et de se barricader petit à petit dans une zone de non-droit.


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