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Micromédias: l'âge d'or de l'information

Dernière mise à jour : 8 juin 2018

8 mai 2018

Parmi les nombreuses difficultés qui minent le journalisme institutionnel, celles qui lui seront fatales sont anciennes – seuls les aléas de l’évolution technique leur ont permis de ne pas se manifester plus tôt. Désormais, pour la première fois dans l'histoire, les micromédias indépendants peuvent trouver leur public et redéfinir, avec lui, les standards de qualité de ce que l’on appelle communément l’information.



Tout lecteur de journal a de certains faits, ou de certains sujets, une connaissance plus directe ou plus approfondie que celle du journaliste qui les lui expose. À la lecture d’articles concernant de tels faits ou sujets, le lecteur s’étonnera, s’amusera ou se fâchera du manque de connaissances du journaliste. À force de réitération, l’expérience fera naître en lui un soupçon lancinant : "Si c’est ainsi que sont couverts les sujets que je connais, qu’en est-il de ceux que je ne connais pas ?"

Le journalisme, tel que pratiqué aujourd’hui de façon institutionnelle, est ainsi affecté d’un important problème de crédibilité. Réunissez quelques lecteurs bien formés, confiez-leur la lecture commune d’un quotidien du jour, qu'ils auront pour mission de critiquer (de façon bienveillante, selon les critères de qualité qui s’appliquent aux domaines concernés), et attendez-vous à ce que leur verdict soit peu flatteur.

Dans le cadre de recherches plus vastes sur l’État de droit, je me suis penché sur les médias, que l’on considère – à raison d’ailleurs – comme un facteur essentiel au maintien de l’équilibre des pouvoirs. Mais un tel rôle, que l'on est prompt à reconnaître aux médias, ne présuppose-t-il pas une rigueur dans l’établissement des faits, une capacité de jugement et une puissance d’analyse que l’on espérerait supérieures à la moyenne ? Les journalistes, en général, sont-ils pourvus de ces qualités ? Certains le sont, de toute évidence. Mais ils sont minoritaires, et en cela non représentatifs de leur profession, telle qu’elle se pratique aujourd’hui. Si ces journalistes, heureusement, existent, il semble que ce ne soit pas grâce au système, mais malgré lui.

Le profil des journalistes, et l'attitude journalistique, résultent en général d’une combinaison des ingrédients suivants :

  1. une certaine facilité rédactionnelle, qui les a mis à l’abri de l’échec scolaire ; des études de lettres, qui ne sont pas réputées pour la sélectivité de leurs examens ; une formation professionnelle datant de leurs années universitaires, proposant des éléments propédeutiques de nombreux domaines (sans en approfondir aucun), à une époque où les autres professions renouvellent en permanence le fonds des connaissances nécessaires à leur exercice ;

  2. un certain goût pour la visibilité (le journaliste se distingue, se montre) ; du courage, aussi (le journaliste s’expose) – il s’agit là d’une indéniable qualité morale, indissociable du métier de journaliste, et qu’il faut reconnaître, avec respect, même à ceux que l’on estime dépourvus d’autres qualités ;

  3. un certain goût pour l’engagement (visible, le journaliste a un pouvoir, qu’il peut vouloir mettre au service d’une cause qui lui tient à cœur) ; ce goût pour l’engagement peut influencer la conception du métier – y a-t-il une volonté d’informer, ou une volonté d’influencer ; où faut-il situer une éventuelle limite ?

Ces ingrédients peuvent certes nourrir de très belles vocations de journalistes. Mais ils portent aussi les germes de dérives nuisibles à la mission d’information que le public perçoit pourtant comme centrale dans le travail des journalistes.

S’il fallait poser un bref diagnostic du problème de crédibilité évoqué plus haut, je dirais que, souvent, le traitement journalistique altère l'information pour des raisons qui tiennent :

  1. d’une part, à une faible capacité d’analyse : connaissance lacunaire des sujets traités ; manque de distance par rapport aux déclarations contradictoires de personnes interrogées (application pavlovienne du principe thèse-antithèse-synthèse, où tous les arguments, du plus sérieux au plus loufoque, sont mis sur pied d’égalité dans un apparent souci de neutralité) ; raccourcis journalistiques (omission, involontaire, d’éléments nécessaires à la compréhension) ; et

  2. d’autre part, à une volonté d'influencer la perception de la réalité ; l’engagement, voire l’activisme, prennent le pas sur la volonté d’informer ; se pose alors la question de l’honnêteté intellectuelle des journalistes, qui pour la plupart se prétendent neutres (ce qu'ils n'ont pas à être, cela dit) et dont le commun des mortels attend encore, en principe (mais à tort), une information "objective".

Ce diagnostic étant posé, l’idée que le journalisme institutionnel puisse servir de rempart aux "fake news" me laisse dubitatif. Les journaux regorgent d’informations inexactes et manifestement incomprises par ceux-là même qui nous les transmettent. Par la reprise hâtive d’informations fausses publiées sur d’autres médias (y compris les réseaux sociaux), les journaux traditionnels ne sont d’ailleurs, parfois, pas loin de jouer un rôle de "trolls".

Interpelé par les anomalies du paysage médiatique, j’attendais, depuis longtemps, un ouvrage retraçant l'histoire de la presse en Suisse romande. Ce livre, La Presse romande, est sorti en octobre 2017(1) sous la plume d’Alain Clavien, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Fribourg. Je vous en recommande la lecture. Voici quelques enseignements que j’en tire :

  1. la qualité de l’information n’a jamais été un souci central de la profession de journaliste ; tout au plus est-elle invoquée (sans doute à raison, d’ailleurs) au moment de licenciements et restructurations ; mais elle ne fait pas partie des facteurs qui ont marqué l’évolution de la profession ;

  2. on trouve, dès les formes embryonnaires de la presse d’opinion, qui est une presse politique (par opposition aux feuilles d’avis qui diffusent des informations étatiques), une forte volonté d’influencer le lecteur, bien davantage que de l’informer ;

  3. le financement de l’activité des journalistes a toujours été un défi gigantesque ; la profession peine à convaincre que l’information vaut davantage que le papier sur lequel elle est imprimée ; très tôt, la publicité a investi les pages des journaux, et leur a assuré (avant la percée d’Internet) jusqu’à près de 90% de leurs revenus ; la survie de la profession dépend donc, depuis longtemps, de la volonté supposée des lecteurs d'acheter d'autres produits que les siens...; l'information semble même, parfois, être devenue un prétexte pour vendre des espaces publicitaires ;

  4. le passage à un rythme de parution quotidien a provoqué un profond bouleversement du journalisme, le poussant à la professionnalisation (c’est-à-dire empêchant les rédacteurs de faire autre chose à côté), et excluant du marché (ou privant d’indépendance) tout journal qui ne pouvait assurer l’impression de grandes quantités de papier à une telle fréquence ; les besoins d’argent (et la dépendance à la publicité) s’en sont trouvés accrus ;

  5. ce n’est pas la qualité de l’information, mais la qualité d’impression, qui a dicté le rythme des concentrations de la fin du XXe siècle ; les centres d’impression requis nécessitaient en effet des investissements à hauteur de millions ;

  6. l’émergence d’Internet porte d’abord un coup terrible au modèle de financement du journalisme, qui voit émigrer les petites annonces et la publicité sur des sites spécialisés (souvent rachetés plus tard par des groupes de presse) ; elle déstabilise ensuite la presse « papier », rendant obsolète son support, dont l’existence ne se justifie, vraisemblablement, que par la nécessité de rentabiliser quand même les coûteux centres d’impression.

Alain Clavien limite son analyse d’Internet à sa qualité de support de publicité et d’information journalistique. Il est intéressant, à mon sens, d’ouvrir l’angle de vue et de considérer aussi la façon dont Internet a changé la donne sur le marché de l’information en général. Il faut pour cela remonter dans le temps et revenir aux circonstances qui ont permis l’essor du journalisme au XXe siècle. On comprendra alors pourquoi Internet sonne, définitivement, le glas du journalisme institutionnel.

Au XXe siècle, les journalistes bénéficiaient, dans l’exercice de leur métier, de trois monopoles dont Internet les a privés :

  1. l’accès privilégié à l’information immédiate : avant la banalisation d’Internet, l’information immédiate circulait par des canaux dont les organes de presse étaient les utilisateurs exclusifs ; tel événement, relayé par un média, était repris par une agence, qui en établissait une dépêche, envoyée par télégraphe à ses abonnés, puis étayée par les appels téléphoniques d’un réseau de correspondants ; aujourd’hui, tout un chacun apprend, sur Facebook, la survenance d’événements de portée planétaire, sans qu’aucun organe de presse ne soit nécessairement impliqué dans la diffusion de l’information ;

  2. l’accès privilégié à l’information archivée : avant la banalisation d’Internet, le commun des mortels possédait, chez soi à la maison, tout au plus une encyclopédie, un dictionnaire, un atlas et quelques manuels scolaires ; les journalistes avaient, eux, accès aux archives microfilmées de leur journal pour faire des recoupements, et le temps d’aller faire des recherches dans des bibliothèques ou des archives publiques ; aujourd’hui, de nombreuses archives sont accessibles en ligne, de même que de multiples encyclopédies (dont beaucoup ne sont pas, a priori, moins sérieuses que leurs cousines de papier) ;

  3. l’accès privilégié au public : avant la prolifération des sites Internet (toute entreprise ou autorité en a un) et la banalisation des réseaux sociaux (en particulier Facebook et twitter), celui qui voulait diffuser un message devait en principe passer par les médias ; aujourd’hui, chacun peut se constituer une audience et diffuser ses propres messages sur Internet ou les réseaux sociaux.

Lorsque les journalistes étaient encore au bénéfice de ces trois monopoles, les faiblesses qui affectent leur profession (et qui l’affectaient déjà) n’avaient pas de conséquence visible, car la profession conservait son utilité pratique. Il était nécessaire de lire le journal pour acquérir la connaissance de certains faits, pour avoir accès à des données historiques, des statistiques ou des mises en perspective, ou pour lire ce que telle personne, autorité ou autre entité avait déclaré dans un communiqué.

Aujourd’hui, les journalistes n’ont plus l’avantage concurrentiel que leur garantissaient ces trois monopoles. Ils sont confrontés aux connaissances préalables de leurs lecteurs, qui ont accès à de nombreuses sources en direct et peuvent faire leurs propres recoupements. Sur les sites Internet de journaux, il n'est pas rare de constater que les lecteurs commentant un article ne sont pas nécessairement moins bien renseignés que l'auteur de celui-ci... On sait que les médecins, profession bien formée s’il en est, redoutent de telles remises en question de la part de leurs patients (qui avant leur consultation ont recherché, sur les sites des universités du monde entier, les dernières études relatives au mal dont ils souffrent). Comment imaginer dès lors que le journalisme puisse survivre dans sa forme actuelle ?

La fin du journalisme institutionnel est sans doute une bonne nouvelle. Elle se profile à une époque où le grand problème du journalisme (l’impression et l’acheminement de la production intellectuelle vers le lecteur) est résolu puisque chacun a l’opportunité, à peu de frais, de maîtriser ses moyens de production en créant son propre site pour diffuser l’information qu’il souhaite, dans la qualité qu’il juge adéquate. Contribuer à la diffusion d'information est devenu aisé. Le principal investissement n’est pas spécifique à la fonction d’informer – seule la curiosité intellectuelle, vécue avec exigence, offre les facultés d’analyse nécessaires à celui qui prétend informer ses semblables.

On peut donc, logiquement, s’attendre à ce que de bons journalistes aux exigences déçues s’extraient des décombres des grands groupes de presse, et créent leur propre micromédia, dont les produits vogueront sur tous les canaux de diffusion connus et à venir. Bon vent à tous ces micromédias que j’appelle de mes vœux ! (1) Clavien Alain, La Presse romande, Éditions Antipodes, Lausanne, 2017

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