18 novembre 2020
Samedi soir 17 octobre 2020, j’ai eu le plaisir d’entendre le concerto pour violon de Tchaïkovski, lors du premier concert de la série "L’automne, ça décoiffe!" proposée par l’Orchestre de Chambre de Genève, qui recevait pour l’occasion Patricia Kopatchinskaja (violon) et Gábor Takács-Nagy (direction). Alors que je mûris depuis plus de deux ans un premier post – de plus en plus long, et de plus en plus touffu – pour inaugurer la section "arts, artistes et artisans" de Révélateur, ce concert me donne finalement l’occasion d’esquisser quelques réflexions, et de lancer quelques questions sur la nature des œuvres musicales, sur le rôle que tiennent compositeur, interprète et public dans l’existence de ce que l’on appelle communément la "musique".
Patricia Kopatchinskaja et son Pressenda. (Photo Alexandra Muravyeva)
J’aime beaucoup cette photo de Patricia Kopatchinskaja. La sobre extravagance de son habit de scène, que l’on ne fait, ici, que deviner. L’œil vif et rieur émergeant, comme un soleil à l’horizon, derrière l’épaule de son violon. Cet air de défi amusé que lance le lutin avant de s’évanouir dans un monde où tous ne pourront peut-être pas le suivre – loin de cette quête d’approbation qui si souvent éteint le regard des stars. La présence, fraternelle, simple et souveraine d’une grande artiste qui à chaque concert nous rappelle – avec ô combien d’exigence – que si la musique se joue, c’est qu’elle doit bien, forcément, avoir maille à partir avec le jeu…
Au premier plan, un violon de Giovanni Francesco Pressenda (1777-1854). On ne peut pas dire, selon les critères actuels de sonorité, que les violons de Pressenda soient les instruments les plus équilibrés. S’ils ont bien l’émission claire et facile commune à tous les grands instruments de leur génération, un léger feulement peut habiller leurs notes graves, les rapprochant des sonorités plus amples et plus sombres de l’alto (qui se trouvent, ainsi, rendues accessibles au violon). Cette particularité (que l’on pourrait tenir pour un défaut) a convaincu Patricia Kopatchinskaja au moment de choisir son instrument. Au-delà de l’anecdote intéressante – peu de grands solistes choisissent leur instrument en fonction d’une particularité de sonorité – qu’il soit permis d’y voir un signe assumé de la priorité que Patricia Kopatchinskaja donne à l’expression. Ce très beau Pressenda a été construit pour défier le temps en 1834 (en une époque de grande expressivité musicale où le romantisme n’avait pas encore produit tous ses rutilants excès). Défier le temps, et se mesurer aux œuvres et aux modes à venir. Il allait, rapidement, être servi.
Le concerto pour violon de Tchaïkovski (composé à Montreux en 1878 et créé – on notera ce terme: créé – par l’Orchestre philharmonique de Vienne en 1881) est connu pour avoir été assez vite perçu comme la preuve que l’on pouvait désormais "entendre puer la musique", selon le mot attribué à Eduard Hanslick (1825-1904), un grand critique musical autrichien. Le mot est resté – c’est qu’il exprimait un sentiment que le critique n’était sans doute pas le seul à percevoir, et dont nous pouvons aujourd’hui encore envisager la pertinence. Pourtant, s’il est une interprétation du concerto de Tchaïkovski à laquelle je suis attaché, c’est celle de Nathan Milstein, enregistrée à Vienne en 1972 avec Daniel Barenboim. Cette version n’est – à mes oreilles – nullement excessive, et nous avons à notre époque, en termes de musique et autres bruits, entendu trop de choses inconcevables pour être encore capables de penser que le concerto de Tchaïkovski serait malodorant. Mais on avouera que ce concerto a bel et bien tendance à être joué avec toujours encore un petit peu plus de sucre, de sauce onctueuse, de sirupeuses liaisons, nappé d’une extrême brillance. C’est la version, admirablement violonistique, attendue en principe par le public. Il n’y a rien à y redire – cette œuvre est sans doute faite pour être jouée ainsi. Le mot d’Eduard Hanslick témoigne d’ailleurs que l’excès qu’il percevait (et condamnait) s’attachait à la composition elle-même, davantage qu’à une interprétation particulière qu’il aurait eue dans… le nez.
Signalons ici que le jeu violonistique est favorisé par la tonalité du concerto de Tchaïkovski. Le violon ayant quatre cordes accordées de quinte en quinte (sol – ré – la – mi), la tonalité de ré majeur est la seule qui place sur des cordes à vide la tonique, la dominante et la sous-dominante, soit les trois degrés sur lesquels repose l’équilibre harmonique d’une composition (les autres degrés et les notes d’agrément servant à créer les tensions qui appellent à se résoudre par un retour à l’équilibre). Les deux degrés les plus importants, la tonique et la dominante, se placent sur la corde de ré, et sur la corde de la (qui sont celles qui libèrent le plus facilement leurs harmoniques), alors que la sous-dominante, en corde de sol, soutient par ses vibrations les autres sol que l’on peut tirer d’un violon. Ré majeur est ainsi une tonalité particulièrement chatoyante et flatteuse au violon. Elle se caractérise par une grande facilité d’émission, qui s’explique par un double phénomène. D’une part, le violon sonne mieux grâce aux harmoniques libérées naturellement par les cordes à vide sur les notes importantes ré, la et sol (tonique, dominante, sous-dominante) – sachant que la corde de ré, par exemple, vibre non seulement lorsqu’elle est frottée par l’archet, mais aussi lorsque l’on joue un ré sur une autre corde. D’autre part, l’intensité des harmoniques aidant le violoniste à jouer plus juste, il est plus facile de jouer absolument juste en ré majeur que dans les autres tonalités – ce qui a en retour un impact sur la sonorité (le violon sonne mieux lorsque les notes sont absolument justes, puisque ses harmoniques naturelles sont alors plus facilement mobilisées). A peine trois arpèges sont-ils posés que le violon chante et libère toutes ses harmoniques. Beethoven, Brahms, et Tchaïkovski ne s’y sont évidemment pas trompés – tous trois ont chacun composé un seul concerto pour violon, que la plupart des interprètes et mélomanes classeront parmi les quatre ou cinq plus beaux du répertoire. Et ces trois concertos sont, comme par hasard, en ré majeur. La méditation de Thaïs (de Massenet) nous en livre un autre exemple – cette pièce ne présente pas le même intérêt, et ne produit pas du tout le même effet de plénitude, si on la transpose, au violon, dans une autre tonalité. Ne soyons donc pas étonnés si les violonistes interprétant le concerto de Tchaïkovski recherchent la plénitude de la sonorité.
J’ignore si c’est parce que Stravinsky a esquissé (bien des années plus tard) la composition de son Sacre du Printemps à Montreux, ou si c’est parce que Tchaïkovski est russe (et qu’il a dès lors lui aussi forcément composé pour le ballet), mais toujours est-il que par quelque étrange association d’idées je ne peux m’empêcher, en écoutant les mesures introductives du premier mouvement du concerto de Tchaïkovski, d’imaginer la scène d’un ballet sur laquelle gît, immobile et presque invisible, un danseur. Lorsque le solo commence (à la mesure 23), le danseur se lève, s’étirant d’abord avec la grâce et la force d’un fauve, avant de se lancer dans le pas de danse, lent, ample et tout en maîtrise, qui sous-tend le thème du premier mouvement (dès la mesure 28 – Moderato assai). Que cette danse exprime-t-elle? Je n’en ai aucune idée, tant elle semble concentrée d’abord sur un état intérieur – incandescente jubilation contenue, joie sereine, recueillement, poignant regret, lassitude, découragement, essoufflement, soupirs, ou lancinante tristesse lardée de sanglots – entre plénitude et nostalgie, la richesse de l’édifice harmonique supporte toutes ces significations, et le phrasé permet d’exprimer tout cela. "Espressivo", "con molto espressione", "molto espressivo", "con anima", commande la partition en maints passages – mais elle ne dit quasiment rien (un "dolce" et un "grazioso", très ponctuels) sur la couleur, ou la température, de la mystérieuse lumière intérieure qui nimbe, tel un halo, le concerto de Tchaïkovski.
Il va sans dire que, dans la version en principe attendue du public, le danseur se présente en habits de lumière, le port de tête altier et le cheveu gominé. La recherche de sonorité et de fluidité dans les enchaînements précède souvent, dans l’ordre de priorité des interprètes, le souci principal qui devrait toujours porter sur l’intensité dramatique. L’intensité dramatique est une question de présence – Maria Callas dans le Casta Diva, Eugenio Fernandi dans le Nessun Dorma, Elly Ameling dans Der Hirt auf dem Felsen, sont certes des voix exceptionnelles, mais c’est de leur intensité dramatique que surgit la foudroyante évidence qui transfigure la matière en esprit. Or, le concerto de Tchaïkovski est souvent noyé dans la brillantine. Derrière l’esthétique parfaitement apprêtée, on quête en vain une présence, une parole que l’on voudrait à soi adressée. Le concerto peut, bien évidemment, être joué ainsi. Il est même magnifique, joué ainsi. Mais doit-il être joué ainsi? Reste-t-il, quelque part, une place pour l’interprète, une surface pour jouer? Ou le concerto, devenu objet sacré, objet de culte, échappe-t-il au jeu? Et ne peut-il dès lors plus s’agir que d’exécuter, comme un pensum, la pièce pour ne pas décevoir les supposées attentes du public, formatées – dit-on souvent – par l’écoute de musique enregistrée?
Il existe peut-être un génie des lieux, et ce ne serait ainsi pas un hasard si l’on croise, à Montreux, la statue de Freddie Mercury au poing brandi, que son épitaphe décrit avec une touchante simplicité comme un "Lover of Life – Singer of Songs". N’ayons pas peur d’aller chercher quelques éléments de réponse chez les grands songwriters et performers du XXème siècle – certains, de toute évidence, savent faire de la musique. Dans une poignante ballade en si mineur, Queen accompagnait Freddie Mercury à quelques semaines de sa mort: "The show must go on / Inside my heart is breaking / My makeup may be flaking / But my smile, still, stays on". Si l’on connaît l’histoire personnelle de Tchaïkovski, son épanouissement tout relatif dans le mariage, la consolation qu’il semble avoir gardée de son séjour à Clarens (au cours duquel il a composé notre œuvre), on se dit qu’il y a peut-être, dans la trame narrative diffuse et mystérieuse du concerto de Tchaïkovski, une autre histoire à lire, à raconter, et à entendre, que celle du danseur aux cheveux gominés que nous font voir les versions "standard" du concerto. Le danseur aux cheveux gominés a certes son charme mais, justement, en cela n’est pas sans rappeler parfois le ténor Edgar Lagardy que décrit Gustave Flaubert: "Un bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempérament que d’intelligence et plus d’emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador" (Madame Bovary (1856))…
Une autre histoire – c’est, je crois, ce que Patricia Kopatchinskaja a choisi de nous raconter. Sur la grand-scène du ballet, un danseur blessé rampe un peu avant de se lever péniblement. Le cœur fendu, le maquillage défait, il a décidé, ce soir-là, de ne pas arborer son sourire de scène. Et pourtant, quel spectacle! Sonorité diaphane, par instants hoquetante, phrasé hésitant, il est clair dès les premières mesures du premier solo que l’œuvre brillante, aux chromes étincelants, va ce soir-là accepter de gripper sa parfaite mécanique pour se tenir au chevet d’une humanité blessée. Sentiment retrouvé à l’amorce du premier solo du deuxième mouvement (où un simple fragment de mouchoir en papier, coincé dans les cordes entre le cordier et le chevalet, fait office de sourdine – c’est cette apparence de pansement qui m’a mis sur la piste d’un violon blessé, d’un danseur blessé, alors que Patricia Kopatchinskaja m’explique avoir simplement remarqué dans sa loge, avant le concert, que ce dispositif de fortune assurait un son plus équilibré qu’une sourdine ordinaire…), puis dans le troisième mouvement lorsque le solo, interpelé par des vents clairs et fringants, leur adresse une réponse tirée d’un registre autrement plus plaintif. Il y aurait beaucoup à dire, et davantage encore à méditer, sur la grande liberté de ton, et d’opposition, dont jouit face à l’orchestre (qui n’a pas dû s’ennuyer…) le violon solo dans le concerto de Tchaïkovski. L’œuvre est de suffisamment bonne composition pour supporter sans peine ces tensions, frictions et torsions, qui se résolvent naturellement à chaque reprise des principaux thèmes par l’orchestre (qui a su s’adapter, mais pas trop, juste ce qu’il fallait). Puisque j’ai mentionné jusqu’ici les aspects qui pourraient de prime abord passer pour des entorses à l’orthodoxie, et comme il peut être rassurant d’apprendre que Picasso savait dessiner (et qu’il aurait ainsi réussi à faire des visages aux perspectives réalistes s’il l’avait voulu), je m’en voudrais de ne pas souligner aussi que le jeu de Patricia Kopatchinskaja est d’une richesse somptueuse. Sans vouloir disséquer une réalité vivante qui n’a de sens que dans une dynamique d’ensemble, on ne peut qu’apprécier la sonorité, ample dans les graves (favorisée par les qualités naturelles du Pressenda, mais aussi par les ondulations de l’archet, que la violoniste préfère au vibrato), cristalline dans les aigus, à volonté brillante ou floue; l’intelligence d’une reine du freestyle qui, ayant guidé l’auditeur sur des pentes non balisées, le ramène régulièrement au bercail (dans ce qu’il connaît); une aisance scénique souveraine permettant une communication tous azimuts; la minutie et la précision dans l’exécution des gestes (qui sont le gage du sérieux avec lequel l’interprète assume la mission du jeu); et une technique d’archet et de main gauche époustouflante, au service de l’expression, mais aussi, pour le fun (je crois…), d’une vitesse par moments ébouriffante (eh oui, "L’automne, ça décoiffe!"…) avec cette prise de risque que n’a jamais reniée un autre spécialiste de la vitesse, Didier Cuche, dans ses descentes victorieuses de Kitzbühel. Il découle de tout cela une forme d’enthousiasme communicatif, la conscience que, ce soir-là, tout est possible. Et c’est ainsi qu’un public genevois, mélomane, abonné à la visite quasi-hebdomadaire des plus grands solistes de la planète, bien conscient des usages et même réputé (ou prétendu) conservateur et revêche à la nouveauté, se surprend à applaudir à la fin du premier mouvement d’un concerto…!
Si l’on peut regretter que si peu de grands solistes osent exercer la liberté que leur donne le concerto de Tchaïkovski, cette circonstance offre à Patricia Kopatchinskaja un avantage intéressant, en ce que l’habitude prise d’écouter surtout (ou seulement) des versions "standard" du concerto lui garantit qu’elle n’a pas besoin de jouer le "standard" pour que son image mentale s’active dans l’esprit des auditeurs. Pour rester dans le domaine du ski, il se produit un phénomène similaire à celui que visualisent ces logiciels d’imagerie digitale permettant de superposer la descente de deux skieurs sur le même écran. Patricia Kopatchinskaja en est de toute évidence consciente: elle s’appuie sur un "standard" qu’elle choisit de ne pas appliquer. L’auditeur entend ainsi deux versions du concerto: celle qui est jouée sous ses yeux, et la différence entre cette version et le "standard" présent dans son esprit, comme si s’affichait, sur le graphique d’une fonction ƒ (la version du concert) aussi la résultante d’une comparaison entre cette fonction ƒ et la fonction correspondant au "standard".
Cette différence consciente, l’idée de s’affranchir du "standard", fait partie non seulement des choix artistiques de Patricia Kopatchinskaja (au moment où elle interprète une œuvre, ici et maintenant), mais aussi de ses revendications d’artiste au sein de la société (vis-à-vis des maisons de disque, des agents, des critiques, et du public). Patricia Kopatchinskaja est ainsi devenue une sorte de phénomène, sur lequel on peut se pencher sans nécessairement s’intéresser à la musique. Madame joue pieds nus. Elle propose ses propres cadences, concocte des programmes où se côtoient (et même parfois se mélangent) pièces anciennes et contemporaines (souvent – imaginez! – des œuvres qu’elle commande à des compositeurs inconnus), et revisite les grands classiques au risque de bousculer les habitudes du public. Il y en a là suffisamment pour fabriquer de toutes pièces le costume du génie, de la prêtresse, du gourou, du charlatan ou de l’hérétique, qui attirera nombre de nos contemporains ou, au contraire, les fera fuir. "Est-ce que ce n’est pas une posture?", demande-t-on çà et là, forcément interpelé par cette revendication.
Légitime, la question est de surcroît loin d’être inintéressante. Une revendication de différence n’est en rien garante d’une réelle différence, ou d’une réelle indépendance. On peut être labellisé "cool" en effet, porter le bonnet jamaïcain, ou tel autre uniforme anticonformiste, et faire néanmoins un parfait casque à boulons. Pire, cultiver la différence pour elle-même, c’est dépendre d’un modèle, dans un jeu de doubles, tout autant que celui qui tient à s’y conformer toujours. Il vaut donc la peine d’y regarder d’un peu plus près. Dans le domaine de l’art, comme dans tous les domaines où la perception du réel dépend d’une bonne part de subjectivité, la première question qui se pose, face à une revendication de différence, est de discerner l’éventuelle supercherie, le charlatanisme, et de débusquer, derrière l’éventuelle posture, l’éventuelle imposture. La musique présente l’avantage (par rapport à la peinture, par exemple) d’avoir été beaucoup théorisée, puisqu’elle figure au nombre des disciplines (scientifiques) du quadrivium, aux côtés de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie… Ainsi, de tous les arts, c’est en musique que l’on comprend le mieux – par l’intelligence – comment se construisent les émotions liées à l’esthétique, et c’est en musique encore que sont disponibles, universellement, le savoir théorique et le savoir-faire pratique, qui sont enseignés depuis longtemps, et à large échelle, dans tous les pays du monde. Aussi, lorsqu’un interprète veut faire les choses différemment, il est assez facile de savoir si la différence (présentée comme essentielle) est le reflet d’un choix, ou le reflet de ses limites, point sur lequel il est beaucoup plus difficile d’être au clair lorsque l’on fait face aux productions de la peinture abstraite.
La musique est ainsi l’art idéal pour aborder la question de la liberté de l’artiste. Patricia Kopatchinskaja est, quant à elle, la violoniste idéale pour examiner cette question de liberté, et de revendication. D’une part, ses capacités techniques et artistiques la placent loin au-dessus de tout soupçon de charlatanisme ou d’imposture. Elle aurait réussi à jouer une version "standard" du concerto de Tchaïkovski, si elle l’avait voulu. Elle ne l’a pas fait, décevant au passage la critique musicale de la presse locale (mais pas le public, dans son ensemble). D’autre part, sa constance dans la revendication l’expose évidemment au doute quant à l’existence d’une éventuelle posture. Car au-delà de la question du charlatanisme ou de l’imposture, on peut aussi se demander si, l’option de la différence étant une fois affichée, comme une sorte de marque de fabrique, Patricia Kopatchinskaja n’est pas prisonnière d’une revendication militante. La lutte sociale de l’artiste (pour la reconnaissance de sa liberté) passe-t-elle par une servitude artistique (l’obligation de toujours afficher la différence)? Je pose cette question de façon théorique, et sans la moindre malice, car c’est une vraie question.
À cette question, je donnerai deux réponses, l’une brève et instinctive, et l’autre raisonnée (et plus longue).
Ma réponse instinctive, dans le cas de Patricia Kopatchinskaja, est que sa liberté – certes revendiquée, et peut-être parfois mise en scène – est d’abord et surtout mise au service des œuvres. C’est son interprétation du concerto pour violon de Beethoven, en 2014 avec Philippe Herreweghe, qui a balayé pour moi les derniers doutes. Que l’on puisse me faire redécouvrir, comme si elle était nouvelle, une œuvre que je connais par cœur, que j’ai entendue des centaines de fois, jouée par des dizaines de grands solistes (dont, parmi eux, quelques géants), sans nullement détruire ni remettre en cause ce que les autres avaient fait avant elle – voilà le genre de turbulences qui fait voler en éclat l’horizon artificiel de nos expériences musicales pour élargir jusqu’à l’infini le champ de tous les possibles (car cette prise de conscience faite pour une œuvre s’étend ensuite à toutes les autres). Ce faisant, Patricia Kopatchinskaja s’inscrit, en insistant sur la liberté de l’interprète face à l’œuvre, dans une démarche qui libère l’œuvre et la rétablit dans la richesse de ses potentielles significations. Elle libère, aussi, le mélomane dont elle ouvre les oreilles et l’esprit – geste qui n’est pas sans rappeler celui d’un baptême.
Ma réponse argumentée, plus discursive, partira de quelques réflexions (non pas vraiment sur la nature de l’art – objet de l’article en souffrance qui était censé inaugurer cette rubrique…), mais sur cette caractéristique étrange de l’art comme réalité que l’on perçoit bien, d’un côté, comme personnelle et subjective (des goûts et des couleurs…) et, de l’autre côté, comme susceptible de nous transporter et même de nous emporter... En effet, vous l’aurez sans doute remarqué, les discussions sur l’art (y compris à une époque aussi relativiste que la nôtre – où toute connaissance est systématiquement ramenée au sujet connaissant) ont rarement lieu dans le calme et avec la distance que présupposerait le caractère purement subjectif de l’expérience artistique. Quand, par exemple, un interprète fait les choses à sa façon, s’écarte ouvertement d’un "standard" reconnu, on en vient très vite à se poser la question de ce qu’il faut en penser, comme s’il y avait nécessité à porter un jugement…
Dans sa Critique du jugement, Kant définit le "beau" comme "ce que l’on reconnaît, en dehors de toute conceptualisation, comme l’objet d’une nécessaire prédilection". La beauté est ainsi – à juste titre me semble-t-il – perçue comme quelque chose d’irrépressible, ce qui explique que l’on soit prompt à projeter sur les autres la nécessité de nos prédilections. Si quelqu’un n’aime pas ce que nous trouvons beau, par hypothèse une œuvre d’art, il nous est difficile de le comprendre et de l’accepter. Nous allons, forcément, nous étonner (et peut-être nous offusquer) que d’autres puissent manquer ce rendez-vous avec les plus hautes facultés de l’être auquel, telle une apparition au bord d’un chemin, l’œuvre semble nous convier comme elle semble convier le reste de l’univers. C’est que l’art conduit l’homme bien au-delà de l’esthétique. Ainsi que l’écrit Bernanos, renouant en cela avec la pensée classique (et retrouvant ce dont les modernes ont voulu se priver), "on ne peut le nier: l’art a un autre but que lui-même. Sa perpétuelle recherche de l’expression n’est que l’image affaiblie, ou comme le symbole, de sa perpétuelle recherche de l’Être." L’expérience artistique éveille en nous la conscience d’approcher quelque chose de sacré. Son enjeu a parti lié avec le beau, le juste, le vrai. D’où le sérieux et la gravité du sujet: l’art est une quête d’absolu. Il a dès lors ses gardiens du temple, ses pharisiens qui jalousement veillent à ce qu’aucun sacrilège ne soit commis. Mais il y souffle aussi, d’abord, l’esprit.
L’œuvre d’art est, selon Jacques Thuillier (lire, absolument, sa Théorie générale de l’histoire de l’art), "une forme qui se signifie elle-même". Je n’ai pas trop d’hésitation à placer les œuvres musicales dans la même catégorie que celles de la peinture ou de la sculpture, dans la mesure où la musique n’est pas purement intellectuelle (comme l’est la littérature écrite). La partition elle-même n’est pas une œuvre d’art, et la musique n’appartient pas à ce que l’on appelle l’art conceptuel (qui s’épuiserait dans la partition, perçue comme la simple description du geste artistique). La musique n’est pas immatérielle, en ce qu’elle se matérialise nécessairement au moment où elle est exécutée (ou jouée), le jeu consistant à produire des sons (d’une réalité éminemment physique, eux-mêmes résultats des processus physiques que sont le frottement, la percussion, le souffle, provoquant la vibration de matériaux ou colonnes d’air,…), dans une sorte de sculpture aérienne qui se dresse, se dirige et se propage vers un public (réel ou imaginaire), puis s’efface. La musique est, ainsi, une sorte de sculpture éphémère que l’être humain perçoit principalement par les oreilles. Et ces formes sculptées sur l’air sont porteuses de leurs propres significations – elles ne sont pas des symboles (des signes conventionnels), ni des messages codés (chargés d’une signification exacte que l’artiste y aurait enfermée, et qu’il s’agirait de libérer comme on déchiffrerait une simple énigme).
Dans l’interaction entre l’artiste et le spectateur, l’œuvre d’art est l’instrument d’une quête, partiellement commune, d’absolu. En musique, c’est l’exécution publique de l’œuvre qui la fait entrer dans l’existence. On parle de "création" de l’œuvre, un moment important (peut-être trop important?) dans la "vie" de l’œuvre. Le moment est important pour le compositeur (pour mille raisons), pour les interprètes qui reprendront l’œuvre à leur compte, plus tard, et tâcheront de savoir comment le compositeur voulait qu’elle soit jouée. Mais ensuite, qu’est-ce qu’une œuvre musicale? Que devient-elle? Existe-t-elle? Si oui, où existe-t-elle? Dans la mémoire des mélomanes? Et que faire des œuvres oubliées, puis redécouvertes? Une fois orphelines, sont-elles à jamais perdues? Où sont les limites fixées à la liberté des interprètes? Quand l’œuvre jouée cesse-t-elle d’être l’œuvre voulue par le compositeur? Pourrait-on, par exemple, prétendre jouer le concerto de Tchaïkovski au triangle?
L’œuvre d’art remplit, à mon sens, un rôle de médiation entre l’artiste et le spectateur, dans leurs quêtes respectives d’absolu. Mais elle a son existence propre et leur échappe à tous les deux. En musique, l’artiste se dédouble, puisque l’interprète parachève l’œuvre du compositeur, en lui donnant forme. Le compositeur, en concevant l’œuvre, a pensé à l’interprète – il n’est pas rare, d’ailleurs, qu’il ait été accompagné dans son travail de composition par un interprète soigneusement choisi. Le compositeur a pensé aux possibilités de l’instrument, aux limites techniques du musicien, et, pour l’orchestre, au timbre et aux tessitures de chaque instrument. Le compositeur, on l’imagine, se réjouit de voir son œuvre "créée", jouée pour la première fois devant un public, moment auquel elle prend forme. Les interprètes (on pense au soliste s’il y en a un, mais cela s’applique aussi à l’orchestre et à son chef) sont ainsi associés, par nécessité, au travail de création du compositeur, qui n’est pas un travail accompli. Les interprètes sont eux-mêmes dans une démarche artistique. Le compositeur n’est pas un graveur qui a livré à l’imprimerie ses plaques de cuivre, qu’il s’agirait ensuite juste d’encrer et de passer sous presse (geste que n’importe qui, avec un peu d’habitude et d’adresse, maîtrise aisément). Il n’est pas un sculpteur qui a livré le moule dans lequel on fondra mille fois (tant qu’il résiste) la même statue de bronze ou de résine synthétique (tâche à laquelle suffit un savoir-faire d’artisan). Il faut écouter Itzhak Perlman parler du thème de La Liste de Schindler, composé par John Williams, et celui-ci évoquer sa joie que sa musique ait été créée par Perlman. L’émerveillement teinté de surprise est réciproque, et cet émerveillement existe aussi entre un interprète vivant et un compositeur disparu – celui-ci ayant forcément, même avant Baudelaire, imaginé comment son nom "Aborde heureusement aux époques lointaines / Et fait rêver un soir les cervelles humaines". L’interprète face à la partition n’est donc pas un simple exécutant progressant de mesure en mesure, comme s’il tournait la manivelle d’un orgue de barbarie avalant à chaque tour quelques nouveaux centimètres de papier perforé. Il participe à la création de l’œuvre, dans un geste qui l’engage lui aussi tout entier (toute sa personne, toute sa sensibilité, des milliers d’heures de recherche du son, de quête de l’expression). On comprend ainsi qu’être soi-même face à l’œuvre n’est pas seulement un droit, mais aussi une obligation de l’interprète, qui est libre par nature et par nécessité vis-à-vis du compositeur, et plus encore, évidemment, vis-à-vis des autres interprétations.
La liberté de l’interprète (comme toute liberté) ne se mendie pas, et ne se revendique pas. Elle s’exerce. Elle est par nature souveraine, ou elle n’est pas. Il se trouve que chez l’artiste, la principale liberté est celle de dire non, de refuser ce qui semble s’imposer à d’autres. Comme l’écrit Felwine Sarr, "l’artiste ne se justifie pas. Il altère la somme de l’existant. Désormais, le monde devra compter avec." Ces propos rejoignent ceux de Jacques Thuillier, qui écrit au sujet des influences artistiques qu’il est juste de "dire que la vocation de l’artiste naît d’un contact avec les œuvres d’art; mais l’artiste, ensuite, se définit surtout par ses refus. (…) [Le temps discontinu et ouvert] invite l’artiste, non pas à se vouloir un maillon dans une chaîne, mais à se mesurer à tout l’héritage, car chaque point du temps est également susceptible d’être neuf et créateur. (…) Du coup, l’œuvre d’art, créée, nous l’avons dit, illic et tunc, doit se voir restituer sa pleine temporalité. L’erreur est de la figer à l’intérieur d’un schéma abstrait tout conceptuel." Ce qui est vrai dans la confrontation, le face-à-face, avec une peinture d’un autre siècle, l’est plus encore dans le monde de la musique, où la création de l’œuvre (composée illic et tunc) doit être parachevée par l’interprète (hic et nunc). Il n’y a aucune raison de considérer que le moment de la composition serait nécessairement plus important, ou le seul important, à l’exclusion du moment où l’interprète entre en jeu, ainsi que le public.
L’œuvre d’art étant une forme qui se signifie elle-même (et non pas un symbole, ni un message codé), elle rayonne d’autant plus qu’est grande la richesse de ses significations, telles que perçues par le spectateur, dont le rôle est évidemment essentiel, et bien plus actif que ne serait celui d’un consommateur. Jacques Thuillier écrit à ce propos: "L’art ne se donne pas facilement. Il ne sourit qu’à ceux qui sont déjà préparés. Il faut une longue attente avant que s’éclairent, hors de tout concept et de toute littérature, ces significations qui en sont l’ultime récompense. (…) Autrement dit, toute œuvre d’art véritable est riche de significations à l’infini. Mais le récepteur n’est prêt à recevoir qu’une partie des messages: ceux auxquels l’ont préparé sa propre sensibilité et le monde qui l’entoure. Les limites de l’universalité de l’art ne sont pas celles de l’œuvre, mais celles de celui qui l’approche." On peut, sur cette base, comprendre qu’il est possible de rendre service à une œuvre, ou de lui nuire, selon que l’on étend ou que l’on referme le spectre de ses significations.
Ainsi, lorsque le (grand) poète et (hélas) critique musical allemand Ludwig Rellstab (1799-1860) évoque que tel clair de lune, sur le Lac des Quatre-Cantons, lui a rappelé le premier mouvement de la 14ème sonate pour piano de Beethoven (composée en 1801), il se situe dans une démarche poétique qui enrichit l’œuvre. Mais lorsque son mot (en plein romantisme) a tant de succès que la sonate entière finit par ne plus être connue que comme la Sonate au clair de lune, la référence à cette scène pittoresque paisible bloque la montée d’autres significations, et il a fallu le refus de grands interprètes comme András Schiff et Daniel Barenboim pour libérer l’œuvre de ce carcan réducteur. Plus près de nous, un Jeff Buckley a révélé le Hallelujah de Leonard Cohen. Il a fallu que lui la chante, et l’incarne mieux (de façon plus charnelle) que le grand Leonard Cohen, pour que celui-ci rencontre le succès avec sa propre chanson. Jeff Buckley a rendu service à l’œuvre de Leonard Cohen, pour le bonheur de tous.
C’est ici que ma réponse instinctive rejoint ma réponse raisonnée. Lorsque Patricia Kopatchinskaja refuse le "standard" du concerto de Tchaïkovski et qu’elle choisit, un soir à Genève, de nous raconter une autre histoire (celle qu’elle a envie de nous raconter ce soir-là, en accord avec les innombrables significations potentielles que porte cette œuvre exceptionnelle), je ne vois pas comment on pourrait lui reprocher de nous faire cet immense plaisir sans, simultanément, lui interdire d’exercer sa vocation, l’empêcher d’être la grande artiste qu’elle est de toute évidence (au-delà même de sa volonté). Son attitude rend un immense service à toutes les grandes œuvres du répertoire, à tous les interprètes, et à tous les mélomanes, et l’on ne peut, évidemment, que s’en réjouir et lui en être reconnaissant.
Oui, il faut se réjouir que les interprètes gagnent en indépendance, qu’ils puissent accéder au public sans le filtre souvent déformant des maisons de disque, radios publiques et autres arbitres du marché de la musique, qui conserveront un rôle important, mais plus aussi hégémonique que celui qu’ils ont tenu depuis la seconde moitié du XXème siècle. Cette tendance réjouissante se perçoit notamment sur internet, où de grands, de tous grands solistes parlent à leur public, donnent des cours et des conseils aux amateurs (je pense à Itzhak Perlman, ou à Nicola Benedetti, pour n’en citer que deux, parmi des dizaines), ou proposent des approches personnelles et novatrices (comme le A Tempo Project, fruit des études et expérimentations constantes du pianiste et organiste Bernhard Ruchti, de Saint-Gall). Elle est également théorisée par de grands musicologues, en particulier par Daniel Leech-Wilkinson, du King’s College à Londres (dont je recommande au passage la lecture du récent ouvrage, passionnant: Challenging Performance: Classical Music Performance Norms and How to Escape Them). Puisse cette tendance se confirmer et permettre aux interprètes de reprendre leur place de musiciens dans la cité et dans le monde, et de renouer (en dépit de leur immense talent, de leurs diplômes, et de leur prestige qui – c’est un comble! – ont si longtemps semblé un obstacle à cette proximité), oui, renouer avec l’immédiateté du jeu qui a toujours été (avant l’invention du disque – et depuis que des tribus se sont réunies autour d’un feu, pour évoquer et rendre présentes dans la nuit des choses invisibles ou disparues) la seule raison d’être de la musique.
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